2020 M04 20
Avec l'émergence des réseaux sociaux, on a tôt fait de penser que les artistes n'ont plus nécessairement besoin de jouer le jeu des médias pour promouvoir leur album. En cela, le cas de « Fetch the Bolt Cutters » est intéressant : parce que personne n'aurait misé actuellement sur la sortie d'un nouveau long-format de Fiona Apple, huit ans après « The Idler Wheel Is Wiser Than the Driver of the Screw and Whipping Cords Will Serve You More Than Ropes Will Ever Do » ; et parce que personne ne s'attendait à ce que Pitchfork lui décerne sa note ultime (10/10, une première pour une femme !), provoquant dans la foulée un buzz que seuls les réseaux sociaux peuvent orchestrer. Sans que l'on sache si celui-ci est dû à cette note inédite, ou à la qualité intrinsèque du cinquième album de l’Américaine.
Chez Jack, on penche plutôt pour la seconde option. Car, à la manière d’un alpiniste sur un glacier, Fiona Apple ne cesse de tracer de nouvelles voies. De se mettre en danger également : un danger somme toute relatif, mais néanmoins salutaire lorsqu’il s’agit d’exposer ainsi son intimité, d'accepter de céder à une forme d'abandon total. À l'image de la chanson-titre, où elle raconte comment ses tentatives de paraître cool auprès des filles populaires de son lycée ont fini par ruiner son estime de soi. Dans la foulée, Shameika rend hommage à cette camarade de classe qui, en quelques mots attentionnés, lui a permis de maintenir la tête hors de l’eau : « Shameika a dit que j'avais du potentiel. »
Dans sa chronique, Pitchfork parle de « Fetch The Bolt Cutters » comme d'une symphonie sauvage, et c'est exactement ça : Fiona Apple a beau dire en ouverture qu’elle aimerait qu’on l’aime (I Want You To Love), sur le papier elle fait pourtant tout pour éviter de séduire trop frontalement. Ici, pas de mots doux, délicatement susurrés dans l'idée de susciter l'excitation, mais bien des cris, des blagues, des coups de gueule (contre les « it girls », les « brutes » et la masculinité toxique), des mélodies volontairement imparfaites et même des aboiements (cinq chiens sont d'ailleurs mentionnés dans les crédits).
Sur Relay, l'Américaine en place même une pour tous ces accros du selfie, et c'est délicieusement mordant : « Je vous en veux d'avoir présenté votre vie comme une putain de brochure de propagande. »
Sur « Fetch The Bolt Cutters », la forme fascine également : on est même ravi de constater que Fiona Apple ne consacre plus seulement son imagination dans des titres d'album à rallonge, mais bien dans des chansons qu'elle transforme en performances éblouissantes, car débordant de petites idées imparables, cintrées et perpétuellement tiraillées entre des envies de pop symphonique et d'expérimentation. Après tout, ce disque, indéniablement son meilleur, son œuvre la plus éclatante, elle l'a enregistré chez elle, à Venice Beach, en frappant sur ses murs ou en tapant des pieds sur le sol.
À l'inverse d'« Extraordinary Machine », sorti en 2005, elle ne cherche donc pas à séduire à tout prix. À la place, elle multiplie les acrobaties mélodiques, les chansons à tiroirs, et fait de fait de sa pop, tourmentée, artisanale et déconstruite, la parfaite bande-son d’une période troublée. Et du monde, même fantasmé, qui pourrait en découler.