2019 M11 21
Ceux qui croient encore que le Californien est monosyllabique, du genre à ne composer que dans une seule direction, seront forcément déçus. « Hyperspace », treizième album d’une carrière débutée en 1993, n’a pas vraiment l’allure d’un top 1 des charts. Contrairement au précédent (« Colors »), celui-ci regarde vers le ciel, manière de dire qu’il s’écoute davantage d’une traite avec de la fumée dans la pièce qu’à la va-vite comme c’est le cas aujourd’hui à l’heure du streaming boulimique.
L’album comporte tout de même son mini tube : c’est Saw Lightning, écrit avec le toujours indémodable Pharrell Williams qui, avec son énième air de fausse country, rappelle autant les débuts de Beck que le carton mondial que fut Old Town road en 2019. Il est question de tout cela dans l’interview qui suit. Et alors qu’on était un peu effrayé par le refus de l’interview filmée, Beck, grand prince, se révéla être tout sauf une diva rincée.
Comment ça va, Beck ?
Crevé ! Pas pris de repos depuis des mois, ça doit faire un an sans pause, au moment où je te parle. En tournée pendant 9 semaines d’affilée, puis finalisation de l’enregistrement de ce disque. En vérité, j’ai à peine fini l’album y’a 3 mois. Enfin, disons que pas mal de titres étaient là depuis longtemps, mais il a fallu peaufiner les prises de voix, les mixages… Ce qui est drôle du reste, c’est que c’est après avoir fini d’enregistrer tous les titres que je tenais un nouvel album ; c’est sorti comme ça.
« "La pop, dans le sens classique du terme, c’est ce qui reste pour moi la chose la plus compliquée selon moi. « Highway 61 revisited » de Dylan est un album qui m’est cher, mais « Thriller » de Jackson est beaucoup plus dur à accoucher." »
C’était justement la question que j’allais vous poser : comment, quand on s’appelle Beck, les chansons viennent-elles à vous ?
Tout dépend. Avec Pharrell [Williams] ça remonte à loin. On se croisait beaucoup en soirée, en studio, on parlait de bosser ensemble depuis… le début des années 2000. Début 2018, finalement, il m’appelle et me demande de le rejoindre pour poser un couplet sur l’album de N.E.R.D. (« No_One Ever Really Dies »), et il a adoré. Donc il est revenu chez moi après ça et ça a donné Saw lightning. Pharrell était tout excité après : « Ça doit sortir MAINTENANT ! » Bon ben, moralité, ça sort deux ans plus tard, ah ah ah. À part ça, le premier titre a avoir été enregistré, c’est Everlasting Nothing. Un truc plutôt lent, donc. Et du coup sur ce nouvel album, j’ai viré toutes les chansons rapides. Certains disques sont faits pour le streaming (comme « Colors »), d’autres pour être écoutés dans d’autres conditions. Je suis très pote avec Mac DeMarco, et lui aussi a plein de titres très down tempo.
Cette impression de lenteur zen infuse tout le disque. Un lien avec l’espace, ou rien à voir ?
Rien à voir. « Hyperspace » est ma manière de dire – comme c’est signifié sur la pochette – que peu importe la manière de se déplacer, de voyager, que ce soit dans une caisse pourrie ou pas, même une vie ordinaire peut avoir un petit truc magique. On a tous un pouvoir caché, une solution pour trouver le bonheur. J’ai été pauvre, riche, ruiné juste après, peu importe. Donc tous ces morceaux sont une façon pour moi d’échapper à l’urgence. Le précédent disque était très pop, dans le sens classique du terme, et c’est ce qui reste pour moi la chose la plus compliquée. « Highway 61 revisited » de Dylan est un album qui m’est cher, mais « Thriller » de Jackson est beaucoup plus dur à accoucher. Bref, je m’égare. Le nouveau disque est un peu l’antithèse d’un album pop. Déjà, l’« Hyperspace » est une référence au jeu vidéo Asteroids [sur Atari 2600, ndlr] où le joueur pouvait disparaître dans cet espace. Pour moi, comme pour toi je suppose, la musique procure le même effet ; on peut se fondre à l’intérieur, changer de dimension grâce à elle. C’est en quelque sorte un pouvoir magique. Et je n’ai toujours pas compris comment ça fonctionne. Ça doit être un mix entre l’effet des narcotiques, un voyage dans le temps, nos souvenirs… Toutes les chansons parlent de ça d’ailleurs : par exemple Stratosphere parle de comment on devient un junkie, et c’est à propos d’un ami à moi qui est mort d’une overdose voilà quelques années. La drogue, ça peut aussi être les relations toxiques, les problèmes psychiques…
C’est « marrant » car je pensais que la chanson qui parlait des drogues, c’était Chemical.
En quelque sorte oui, mais à la manière de Roxy Music dans Love is a drug. Notre corps est une machine qui produit en permanence des réactions chimiques et donc de l’addiction, à la technologie notamment. Moi j’en suis arrivé à la conclusion que je ne voulais plus être possédé par autre chose que l’art et la musique, c’est ma seule addiction. Je fais ça toute la journée. « Hyperspace » est aussi une manière d’évoquer toutes ces passions quotidiennes, les bagnoles, les téléphones… Je connais même des gens qui adorent collectionner les pièces de monnaie. Bon, c’est un hobby étrange, mais je ne suis pas certain que les pièces soient le cœur de leur addiction ; ils cherchent simplement une religion, un truc du genre.
Comme collectionner les vinyles par exemple. Un puits sans fond.
Oui. J’ai longtemps été un fan absolu des films de genre, les westerns, les films noirs…
Est-ce vrai que vous avez travaillé dans un vidéoclub où vous étiez payé pour étiqueter les VHS de films porno ?
Nan, pas vraiment. Disons que c’était un vidéoclub « familial » avec une petite pièce cachée au fond où étaient rangés tous les pornos. Mais 95% des VHS louées étaient tout public, genre Maman, j’ai raté l’avion ou les blockbusters d'Arnold Schwarzenegger. Ce qui n’empêche pas que évidemment, 75% des clients se retrouvaient dans la petite pièce au fond… Moi je passais mes journées à dépoussiérer les jaquettes des films de Kubrick, Jarmush ou Coppola. Personne ne les louait.
Tout à l’heure vous parliez de magie, un terme qu’on peut employer à propos des tubes : personne ne sait jamais pourquoi tel titre fonctionne, et tel autre pas. Votre avis à propos de celui de Lil Nas X, Old Town Road ? C’est quand même un peu le plus beau des hommages à votre hit Loser, écrit 26 ans plus tôt.
Mmh. J’ai aussi fait ce morceau, Wow, avec le côté vieux western mixé à de la trap. Alors que « Odelay » était plus tourné vers le mariage country hip-hop. Au départ, pour Wow; je voulais vraiment shooter un clip axé très Far west moderne avec des scooters électriques et des cowboys, mais le label l’a pas senti. Bon, c’est pas grave. Mais je suis sincèrement convaincu qu’au moment d’écrire son morceau, Lil Nas n’avait aucune idée de qui j’étais, et n’avait jamais écouté ni Wow ni Loser. Mais ta comparaison est intéressante. En 1996, je me fringuais vraiment comme un cowboy [il cherche dans son Smartphone] tiens regarde, je te mens pas. Période « Odelay ». Bref…
D’où vous vient cette fascination pour les cowboys ? Vous n’êtes pas né au fin fond de l’Arizona.
J’ai grandi à l’époque du punk, dans les seventies. Et à Los Angeles, dans les années 1980, ces mêmes punk ont muté pour faire une espèce de rockabilly country étrange croisé avec du delta blues ; c’était une nouvelle forme musicale. Le meilleur exemple de ça, c’est Tom Waits. Ou même Nick Cave et ses Bad Seeds. Ils assumaient le côté sombre et mystérieux, disons. C’est là qu’on a commencé à capter que des mecs comme Hank Williams étaient des putain de mecs badass. Je suis complètement tombé là-dedans, instantanément. Mes potes écoutaient du hair metal genre Poison, ou même Madonna ; des trucs avec des coiffures pas possibles pour résumer.
Sur ces mêmes débuts, vous avez mentionné tout à l’heure que vous avez grandi dans un milieu très modeste et que, après avoir fait fortune, vous avez tout perdu. C’est une histoire typique du blues, ça, non ?
À fond, ah ah ! Une vie de musicien en somme. J’ai été ruiné après la crise boursière de 2007. Comme pas mal de gens. J’ai perdu ma maison, j’ai du tout recommencer à zéro. C’est très cliché de dire ça, mais la seule chose qu’on ne pouvait pas m’enlever, c’était ce que j’avais dans la tête. Et puis tout va très vite : faut pas oublier que voilà encore cinq ou six ans, plus personne ne me connaissait. Quand « Morning Phase » est sorti, j’avais presque l’impression d’être un débutant.
Vous vous foutez de moi ?
Absolument pas. Et c’est très cool. Le truc le plus punk que j’ai fait ces dernières années, c’est ce disque de pure pop, « Colors ». La pop me terrifie, c’eut été mille fois plus facile de sortir des disques expérimentaux ou krautrock…
Pourtant certains fans auraient payé cher pour écouter ça.
Tu crois ? J’ai des centaines d’inédits de ce genre dans les tiroirs. Je les ai même fait écouter à de jeunes producteurs qui ont trouvé ça chiant comme la pluie ; du coup j’ai tout rangé. C’est peut-être mieux comme ça.
Pour finir, peut-on espérer qu’un jour vous reprendrez les « Beck Record club », où vous ré-enregistriez des disques cultes comme ceux du Velvet Underground ou de Leonard Cohen ?
Oh, sérieux ? Je pensais que personne n’en avait rien eu à foutre ! C’est drôle, parce que l’objectif de ces enregistrements était vraiment de tout faire à chaque fois en un seul jour, sans répétitions. Les musiciens se pointaient sans même connaître les partitions, et on jouait. L’album de INXS qu’on a repris, je l’ai fait sans même jamais avoir vraiment écouté INXS, ah ah ! L’idée était d’être vulnérable, ce qui peut être flippant pour pas mal de musiciens. Au final, on a fait cinq disques comme ça et franchement, j’ai adoré le fait de ne pas avoir la pression qui entoure à chaque fois mes « vrais » albums. Je me foutais de savoir si le truc allait se vendre ou pas, ou si on aurait de bonnes critiques. C’est peut-être le truc le plus punk que j’ai jamais fait.
« Hyperspace » de Beck, sortie le 22 novembre chez Capitol.