2023 M03 31
Songer au lendemain, c’est se donner une raison d’espérer. Pour Jack White, c’est avant tout penser à d’autres idées, assouvir d’autres de ses envies, satisfaire son rythme stackhanoviste. L’exemple en est donné en avril 2002 : moins d’un an après la sortie de « White Blood Cells », l’Américain incite déjà Meg White à lui donner une suite, de préférence en s’éloignant le plus possible de leurs habitudes et de ce succès qu’ils gèrent comme ils peuvent, avec moins d’attrait que de méfiance.
Pour cela, Jack White a même une idée très précise : le studio Toe Rag de Liam Watson, à Londres, précisément là où ils ont enregistré un titre aux côtés d’Holly Golightly quelques mois plus tôt (Well It’s True That We Love One Another).
« Cet album est dédié à, et est pour, et à propos de la mort et de l’amour ». Voilà ce que l’on peut dire dans les notes, parfois cryptiques, d’« Elephant ». Mais ce quatrième LP, c’est aussi et surtout l’occasion pour le duo de reformuler les gimmicks qui l’ont rendu célèbre.
L’impression de déjà-vu est réelle, et c’est normal : les White Stripes assument ici leur goût pour les vieux standards américains (I Just Don’t Know What To Do With Myself, composé en 1962 par Burt Bacharach et Hal David), le punk des Stooges (à l'écoute de Girl, You Have No Faith In Medicine, l’hommage est manifeste), les bourrasques de guitares saturées déjà entendues sur les trois précédents albums, tandis que les voix étranges d’Aluminum sont de nouveau exploitées sur There’s No Home For You Here.
À l’évidence, « Elephant » s’inscrit dans un héritage, une esthétique, un univers (voir en cela les correspondances possibles entre les pochettes de « White Blood Cells » et de celle son successeur), mais tout sonne ici plus costaud, monté sur ressort, paraît pour la déflagration.
On pourrait effectivement passer de longues heures à disséquer le contenu des paroles, mais ce qui fascine à l’écoute d’« Elephant », c’est cette instrumentation qui capte l’attention, ce solo de guitare sur Ball And Biscuit, ce son de batterie sur The Hardest Button To Button, cette basse sur In The Cold, Cold Night. Sans même parler du fameux riff de Seven Nation Army, ces sept notes désormais inscrites dans l’imaginaire collectif, symboles d’une « mélodie aussi simple et entêtante que les cinq notes de l’intro du Satisfaction des Rolling Stones », peut-on lire dans l'ouvrage Detroit Sampler.
Malgré l’enthousiasme général, c’est toutefois la retenue qui prime à la sortie d’ « Elephant ». Certains critiques y voient là un « manque de diversité », le symbole d’une « formule simple mais déjà quatre fois répétées », tandis que Pitchfork va jusqu’à regretter que cette réinterprétation du blues, brute et ravageuse, soit l’œuvre de « deux gamins blancs ».
Il y a certes un sous-entendu problématique dans les déclarations de Jack White (« Mon rêve de devenir un homme noir dans les années trente ne se réalisera pas »), mais on ne peut nier la pulsion de vie, la maîtrise et la puissance contenues dans les quatorze morceaux réunis sur « Elephant ».
C’était là toute l’ambition du duo : assumer son nouveau statut, ne pas se laisser dépasser par les Strokes (auteurs la même année de « Room On Fire ») et commencer à penser sa musique au-delà de Detroit, du blues local et de ce confort des habitudes qui condamne tant de groupes au surplace. Traduction : Jack et Meg White profitent d’« Elephant » pour devenir un phénomène mondial, fiers du style inventé, de leurs références et du sentiment de ne plus être totalement seuls à croire en la pertinente du rock.
À toutes fins utiles, rappelons que le même jour qu'« Elephant » est également sorti le premier album des Kills (« Keep On Your Mean Side ») : l'histoire d'un autre duo mixte, d'autres musiciens férus de blues, d'autres jeunes gens contaminés par le rock et animés par l'envie d'en proposer une version aussi élégante que sauvage.