2022 M11 28
De Fishbach à Ascendant Vierge, d’ELOI à Joanna, en passant par Redcar et Suzane, il est intéressant de noter que l’influence de Mylène Farmer se fait particulièrement sentir au sein de la pop hexagonale actuelle. On pourrait, c’est vrai, n’y voir qu’une pure coïncidence. Mais comme l’affirmait Paul Éluard : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Avec « L’emprise », douzième album d’une discographie qui se rallonge à intervalles réguliers tout en donnant l’impression de se répéter, Mylène Farmer aurait donc une fois de plus rendez-vous avec son destin. Le fait qu’elle fasse la couverture de Trax en atteste : la chanteuse désenchantée est à la fois un symbole et un mystère.
Symbole car elle donne l'impression d'être devenue, sinon la tante cool, du moins la maman de toute une génération d'artistes obsédés à l'idée de faire danser la mélancolie - rappelons, à toutes fins utiles, que Damso et Davinhor, dans le rap, la citent également en référence. Mystère, car, on le sait, la Franco-Canadienne a fait de l'inaccessibilité une valeur refuge, un atout à l'heure où nombre de divas de la chanson courent après leur heure de gloire en écumant les plateaux télévisés.
Évidemment consciente de ce statut, qu'elle entretient depuis près de trois décennies, Mylène Farmer a vu en Woodkid (à la composition sur sept morceaux) la possibilité d'entretenir le mythe. Son mythe. De là à considérer « L’emprise » comme une prise de risque, il n’y a qu’un pas que l’on préfère ne pas franchir. C’est même les lacets noués qu'il est possible de poser cette certitude : ces quatorze morceaux arpentent un chemin déjà balisé, où dance music, rondeurs pop, falsetto juvénile et élucubrations new wave avancent main dans la main, sans cynisme, ni nostalgie. Pour ce qui est de la prétention artistique, en revanche...
Comme souvent chez Mylène Farmer, on se rend vite compte que ce nouvel album possède deux parties bien distinctes, quand bien même cela résulte d'une démarche inconsciente. D'un côté, les chansons calibrées pour agiter les neurones (Bouteille à la mer et À tout jamais, l'une des grandes réussites de ce disque) ; de l'autre, des ambiances plus opaques et grandiloquentes, comme fomentées en laboratoire aux côtés de ses acolytes : Woodkid, donc, mais aussi Moby, Aaron et Archive.
Ne plus renaître ou Que l’aube est belle n'auraient donc été pensés que dans l'idée de dévoiler les deux visages coexistant de Mylène Farmer ? L’idée est séduisante. Il est simplement regrettable que la production du disque soit parfois pesante, comme sur Rallumer les étoiles et Ode à la pesanteur, deux titres plombés par des intentions trop maniérées : celles d'une prêtresse qui nous rappelle que « l'amour est plus fort que tout », nous incitant à « ne plus se faire de mal ». À 61 ans, on aurait aimé réflexions plus profondes...
Sur Do You Know Who I Am (« Il ne faut pas s'oublier/Ne jamais s’oublier/Ne faut pas s'effacer/Ne jamais s'abîmer »), Mylène Farmer renfile cet éternel costume de gourou cyberpunk mais pose finalement le seul constat qui vaille : la Franco-Canadienne a beau avoir vendu plus de 50 millions d’albums et défini une certaine idée de la chanson française (à la fois goth et queer), elle a le mérite de rester toujours aussi insaisissable. « Jamais peintre ne révèle les détails de tous ses secrets », chante-t-elle, certaine de pouvoir ramener un peu d'incertitude et de secret au sein d'une industrie trop habituée aux déballages sentimentaux.