2022 M10 11
Tout commence à la fin du mois de septembre. Dans le cadre des débats de l’Assemblée nationale sur le budget 2023, plusieurs amendements sont déposés par des députés essentiellement issus de la coalition de gauche, la NUPES.
Leur objectif : faire contribuer les services de streaming comme Deezer, Apple Music et Spotify – à hauteur de 1,5% de leurs revenus – au financement du CNM (Centre national de la musique), créé en 2020 après des années de gestation, et comparable au CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) mais dans le secteur de la musique, puisque l’une de ses missions principales consiste à soutenir la diversité de la création musicale.
Hier, pendant 2h, un tour d'horizon à la comm culture de @AssembleeNat sur la filière musicale et ses défis, sur l'action du CNM et les perspectives, not. quant au financement de la filière et des missions du CNM, dont la diversité. @le_CNM https://t.co/PhGlnUfBqG
— Jean-Philippe Thiellay (@jpthiellay) October 6, 2022
Problème : le CNM manque de moyens afin d'assurer ses missions dans le monde post-Covid, après avoir bénéficié d’un budget exceptionnel pour garantir la survie du secteur de la musique pendant la pandémie.
Il peut certes compter sur la subvention du ministère de la Culture, mais ses revenus tirés de la taxe sur la billetterie du spectacle vivant sont en forte baisse en raison de la désaffection durable du public pour les salles (entre 25 et 30 millions en 2022 contre 35 millions en 2019). Et la contribution des sociétés de gestion collective – comme la Sacem – est aussi nettement plus faible qu’auparavant (seulement 1,5 million en 2022).
Cela n’aura échappé à personne, si le secteur de la musique live contribue abondamment au budget du CNM, ce n’est pas le cas de celui de la musique enregistrée. La taxe sur le streaming imaginée par certains acteurs de l’industrie musical permettrait donc de corriger ce déséquilibre. Mais c’est compter sur l’hostilité d’une partie d’un milieu, où différents lobbies ont l’habitude de s’affronter depuis des décennies.
En juin, la Ministre de la Culture proposait de mettre en place une taxe sur le streaming musical pour financer le Centre national de la musique.
— Ventes Rap (@VentesFRap) September 30, 2022
On vous explique pourquoi cette mesure cache ce qu'on pourrait qualifier de taxe anti-rap 👇 pic.twitter.com/gxvOPNs18l
Dès l’annonce du projet, un média en ligne spécialisé dans le rap qualifie l’idée de "taxe anti-rap", sous prétexte que ce courant est plus écouté que tous les autres sur les plateformes de streaming, qui représentent donc aussi l’essentiel de ses revenus.
Bien évidemment, les rappeurs habitués des disques de diamant n’ont aucune envie de voir ces gains diminuer à cause d’une taxe, tout comme leurs producteurs des majors de la musique, réunis au sein du SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique). Et ils en ont d’autant moins envie qu’ils s’estiment peu ou pas représentés au sein du CNM, où le rap ne serait pas non plus aussi aidé que les autres courants musicaux, selon eux.
Pourquoi parle t-on de taxe "anti-rap" ? On vous explique tout avec Nicolas Baudoin de @VentesFRap.#Clique, en clair et en direct tous les jours à 19H15 sur @CANALplus. pic.twitter.com/Rx7sqvwjsr
— CLIQUE (@cliquetv) October 6, 2022
L’hostilité est telle que certains rappeurs comme Niska ou Booba reprennent rapidement sur les réseaux sociaux l’appellation de "taxe anti-rap" qualifiée parfois en bonus de "taxe raciste", en sous-entendant que des musiques considérées comme "blanches" (rock, pop, classique) sont favorisées par ce projet et le CNM, alors qu'elle seraient également taxées.
❌❌❌ @RimaAbdulMalak pic.twitter.com/A42Emrlfy0
— NISKA 🦅 (@Niska_Officiel) October 4, 2022
Des accusations d’une telle gravité que le Président du CNM a été contraint de répondre à la polémique dans les médias, en rappelant la réalité statistique des aides versées par l’organisme aux rappeurs, tout en relativisant la place dominante occupée par le rap sur les plateformes de streaming.
« Et les dossiers dans le rap sont plutôt mieux soutenus que les autres : en 2022, nous avons aidé 68 projets rap sur 700, ce qui représente 9,7% des dossiers. Les projets rap ont reçu 14% des aides totales versées, ce qui signifie qu’ils pèsent plus que le nombre de dossiers déposés. Idem pour les clips : nous avons soutenu 46 projets rap en 2022, soit 19,6% des dossiers, et leur avons versé 26% des montants totaux attribués. Concernant la production phonographique, nous avons soutenu 86% des 68 dossiers qui nous ont été soumis par des labels indés ou des majors, soit plus que dans les autres types de projets. Stavo, Zikxo, Süeür, Banlieue Ouest Mafia, Casey, Medine, Josman, Zaoh, entre autres, ont pu bénéficier de ces aides en 2022. »
Une mise au point bienvenue, dans la mesure aussi où comme le rappelle un article de Télérama, le modèle actuel de répartition des revenus des plateformes de streaming est outrageusement favorable aux rappeurs les plus populaires qui se plaignent du projet, au détriment des artistes et des genres plus confidentiels et éclipsés par eux.
Quant aux plateformes de streaming comme Deezer, elles sont évidemment hostiles aussi au projet, sachant que leur propre rentabilité est plus que précaire. Elles n’hésitent donc pas à brandir la menace d’une hausse du tarif des abonnements, qui ferait fuir les utilisateurs et mettrait un sérieux coup d’arrêt à la croissance du streaming, source d’espoir pour l’industrie musicale après les années noires du déclin du CD et du piratage.
Merci @LesEchos. Dommage que le "bon connaisseur" n’assume pas ses propos : dire que cette nouvelle taxe, payée par les artistes, les producteurs et le public, serait sans conséquence pour eux, est un mensonge.https://t.co/2LVro91hxC
— Bertrand Burgalat (@Burgalat_) July 6, 2022
Plusieurs acteurs comme le Président du SNEP Bertrand Burgalat plaident ainsi plutôt pour étendre la taxe sur les services vidéo comme YouTube, qui ne contribue pour l’instant qu’au financement du CNC, alors que la musique est une composante essentielle de leur succès. Idem pour Facebook ou TikTok par exemple, qui rapportent comme YouTube des sommes faméliques aux artistes de la musique.
Cette contre-proposition est donc pertinente aussi, mais elle se heurterait évidemment à un lobby autrement plus puissant, celui des GAFAM. En attendant, les amendements des députés ont été rejetés le 6 octobre, et la question du financement du CNM reste entière, tout comme celle de la défense de la diversité musicale.