Stupeflip : “J’aurais pu devenir aussi gros que Shaka Ponk ou Indochine”

Ne dites surtout pas à Stupeflip qu’il est un artiste. Le terme est trop prétentieux, pas assez précis. À la place, King Ju préfère se considérer comme un artisan, du genre à passer des années sur un même projet en totale solitude. « Stup Forever » est né ainsi et mérite bien que l’on s’attarde sur sa conception aux côtés de son auteur, plus indépendant et loquace que jamais.
  • En 2017, Pleure pas Stupeflip laissait penser que « Stup Virus » serait ton dernier album. Qu’est-ce qui a pu te motiver à revenir ?

    J’ai toujours dit qu’il ne fallait pas prendre tout ce que je dis dans Stupeflip au sérieux. Ce n’est ni la réalité, ni ce que je pense forcément. Ça fait plus de 20 ans que je crée un immense jeu de piste, que j’assume le fait de dire parfois n’importe quoi, et c’est toujours marrant de voir à quel point les gens tentent malgré tout de décoder mes paroles.

    Ce qui est vrai, néanmoins, c’est que tu supportes assez mal le milieu de la musique…

    Les concerts, les journées promotionnelles, la pression qui en découle…. Tout cela m’épuise, en effet. C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’y a plus de concert de Stupeflip depuis 2014. On m’a proposé de très grosse date entre-temps, mais c’est fini, je ne montrerai plus jamais sur scène.

    D’où cette vient cette défiance vis-à-vis de la scène ?

    Si, du jour au lendemain, on te disait que tu devais lire tes articles devant 1000 personnes, tu le ferais ?

    Non, mais mon métier n’implique pas une représentation, ni même une mise en scène de ma personnalité.

    Personnellement, je ne comprends pas les gens qui veulent se produire sur scène… Tout y est totalement fake, à commencer par l’amour du public, qui n’est là que grâce à ce que tu souhaites bien lui donner de toi. Je trouve qu’il y a une prétention incroyable à se placer en front de scène et à interpréter des paroles que des milliers de gens peuvent reprendre en chœur. D’ailleurs, c’est le jour où j’ai pris conscience de ce « pouvoir » que j’ai décidé de m’arrêter. Ça m’effrayait.

    Dirais-tu que les concerts ont été éprouvants sur le plan psychologique ?

    Totalement ! Physiquement et mentalement, ça m’a détruit ! Ça m’a bousillé les genoux, abimé les yeux, et je ne te parle même pas de toutes ces tournées où je terminais par un burn out. Tout simplement parce que c’est très compliqué de gérer l’ascenseur émotionnel, ces moments où tu reçois l’amour de milliers de personnes avant de te retrouver seul dans une chambre d’hôtel... C’est une drogue, vraiment, et il faut savoir gérer la redescente. Moi, j’aurais dû faire de la BD ou du cinéma à la Mad Max ou E.T., je ne suis pas fait pour ces moments totalement égocentriques. D’ailleurs, j’aime beaucoup cette phrase du philosophe Emil Cioran : « Tout être qui se laisse applaudir est une ordure ». Je ne peux pas mieux dire.

    J’imagine qu’il y a tout de même eu des moments sur scène où tu as pris énormément de plaisir…

    Attention : le moment tu es sur scène est totalement génial, tu as l’impression d’être le maître du monde. C’est l’après, lorsque tu deviens pire que ce que tu penses être, qui est invivable… C'est là tout le paradoxe de ce système : on demande aux artistes d’être des personnalités sensibles, des éponges capables d’absorber tous les sentiments, mais on attend d’eux aussi qu’ils se comportent comme des super-héros capables d’affronter chaque soir des milliers de personnes sur scène…
    Moi, je pense que j’aurais pu devenir aussi gros que Shaka Ponk ou Indochine. On m’a même proposé un Bercy il y a quelques années… Mais j’ai préféré dire non à ce paquet de fric qui s’offrait à moi. Je suis un contemplatif, j’ai besoin d’être chez moi, je ne peux plus accepter la vie en tournée. Ça finirait par me détruire.

    Finalement, tu as eu peur de devenir une sorte de prophète ?

    C’est clairement ça ! Moi, je suis juste le petit Julien, très simple, normal et complétement à l’aise avec sa routine.

    Enregistrer un disque n’est-il pas un exercice dangereux également ? C’est une façon de t’exposer, de guider ton public à travers des mots, etc.

    Totalement ! Les mots sont également très dangereux, et c’est pour ça que je fais très attention à ce que je dis. Stupeflip a cette image subversive, mais tout ce que je dis dans les albums est quand même très politiquement correct. Il y a bien évidemment des sujets très négatifs et très sombres, mais je n’ai jamais eu envie de mettre de la merde dans la tête des gens.

    Après tout ce temps, est-ce facile pour un mec comme toi de composer, produire et publier tes albums ?

    Après tout ce temps, je continue de faire des sons toute la journée avec mon ordi et mes logiciels. Je ne pense qu’à ça. Pourtant, ça reste très douloureux de sortir un album, je sais pertinemment que 50% des fans de Stupeflip vont le descendre illico parce qu’il ne ressemblera pas au précédent… Je comprends cette attitude, j’ai eu la même réaction le jour où NTM a sorti « 1993... J'appuie sur la gâchette », beaucoup plus lent et moins nerveux que « Authentik ». Cela dit, ça fait toujours mal quand tu as bossé pendant cinq ans sur un projet…

    « C'est tout le paradoxe : je n’écoute plus d’album, mais je continue d’en produire. »

    Tu es du genre à te prendre la tête pendant plusieurs semaines sur un même morceau ?

    Ça va même plus loin que ça. Tellement bon, par exemple, est un titre sur lequel j’ai bossé pendant quatre ans. Je le laissais parfois reposer deux mois, puis je le réécoutais et je le retouchais. C’est totalement fou, déraisonnable, d’autant qu’on dirait qu’il a été fait en 30 secondes quand on l’écoute… Reste que ça démontre bien ma relation avec la musique : je procéderais exactement de la façon si mes morceaux n'étaient pas écoutés. J'ai simplement besoin de ça, de me challenger, de me surpasser.

    Est-ce que ça ne serait pas mieux pour toi de te débarrasser de la pression du format album ?

    C’est là tout le paradoxe. Je n’écoute plus d’album mais je continue d’en produire ; je n’aime pas les singles, mais j’ai cette facilité à écrire des morceaux rapidement accrocheurs ; je déteste penser en termes de stratégies promotionnelles, mais je dois tout de même extraire un titre de mes disques pour teaser le projet. Lorsque je fais ça, j’ai l’impression de déstructurer mon travail, comme si j’arrachais un bras à un corps… Stupeflip, c’est anti-single à mort, c’est une musique dans laquelle on plonge dans sa globalité : un EP tous les deux ans, ce serait forcément décevant.  

    Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’anachronique dans ta démarche ? Au-delà de ce que l'on vient de dire, il y a aussi des scratchs sur « Stup Forever », un morceau nommé Dans ton baladeur, etc.

    Hormis « Stup Virus » où j’ai essayé d’être plus moderne, je suis toujours resté dans les années 1990. D’ailleurs, je n’aime pas trop « Stup Virus »… « Stup Forever » a donc été pensé comme une réaction à ce disque. C’est un pur album des années 1990, avec une attitude assez rock, proche de celle défendue autrefois par les Beastie Boys, Run-DMC ou Public Enemy. On dit souvent que Stupeflip, c’est de la fusion. Non, je suis désolé, ma musique est très proche de celle des disques de Public Enemy. Pour moi, ça s’inscrit dans cet héritage. D’ailleurs, des Américains me l’ont déjà dit…

    Cette image du rappeur qui plaît à ceux qui n’écoutent pas du rap, ce n’est pas trop pénible à porter ?

    Ça, c’est un point sensible. Au fond, je comprends cette image, mais elle me fait mal. J’ai justement monté Stupeflip pour montrer à ceux qui n’aiment pas cette musique que le rap peut être cool. Avant d’écouter du rap, au début des années 1980, j’étais à fond dans le metal : Slayer, Suicidal Tendencies, ce genre de groupes… Assez logiquement, les morceaux les plus sombres de Stupeflip sont donc proches du métal : c’est juste qu’ils sont joués sans guitares. Personnellement, je suis persuadé que c'est ce qui permet aux métalleux de se retrouver dans ma musique. Même si la pulsation est différente, ils y perçoivent la même énergie.

    Les gens qui s’énervent emprunte son rythme et sa structure au reggae. C’est un genre qui t’influence depuis longtemps ?

    Je suis un grand fan de Raggasonic et des Nèg' Marrons, tous ces groupes qui entretenaient d’évidentes connexions avec le hip-hop. Avant d’enregistrer ce titre, j’avais composé au moins dix autres morceaux de reggae, tous avec un refrain et un message différents. Mon objectif, c’était de composer une pure chanson de reggae, mais je suis nul dans ce genre et je n’ai pas l’équipement nécessaire. Les gens qui s’énervent risque donc d'être accueillie une parodie alors que je l’ai fait très sérieusement. De toute manière, tout est premier degré dans Stupeflip.

    Le dernier morceau de l’album se nomme Stay Positiv'. C’est un mantra ou c’est un pied de nez à cette dictature du bien-être qui agite les sociétés contemporaines ?

    C’est avant tout un hommage aux premières raves parisiennes, à toutes ces soirées techno auxquelles je participais au début des années 1990, à une époque où tout était plus sauvage, où la piscine Molitor était un lieu de fête et de rassemblement, où la house n’était pas encore jouée par des mannequins qui se pignolent derrière les platines. En ces temps-là, j’étais ultra fan de Laurent Garnier et de son label F Communications. J’ai même vu Daft Punk sans même le savoir… Stay Positiv' puise son énergie dans cette période folle.

    « À chaque fois, je me dis que c’est peut-être mon dernier album, donc j’envisage chacun de ces morceaux comme si c’était l’occasion de tout dire. »

    Ce titre est placé juste après Régions fédérées, qui s’inscrit lui aussi dans une tradition : celle de tes morceaux-fleuves placées en fin d'album.

    À chaque fois, je me dis que c’est peut-être mon dernier album, donc j’envisage chacun de ces morceaux comme si c’était l’occasion de tout dire. Avec, toujours, ces petits clins d’œil au rock progressif des années 1970. Régions fédérées, par exemple, c’est typiquement ce vers quoi j’aimerais aller à l’avenir : une musique proche du classique, avec un cor d'harmonie et de belles orchestrations.

    Dans l'album, tu dis que « Stupeflip ne mourra jamais ». J’ai pourtant l’impression que tu as parfois envie de tuer cette entité, non ?

    Là, je me devais de faire un autre disque : il y a certes le risque que « Stup Forever » soit l'album de trop, mais je ne voulais pas rester sur « Stup Virus »… À présent, même si ça ne m’empêchera pas de revenir avec Stupeflip dans quelques années, j’ai envie de créer un tout autre univers, de réaliser un film et une B.O., quelque chose qui prouve que la France est capable de produire de la bonne science-fiction, et pas juste des trucs un peu nazes à la Cinquième élémentMétal hurlant et Mœbius se sont tout fait pomper par Hollywood, c’est le moment de prouver qu’on a également les moyens en France d'aller sur ce terrain-là.

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