Flashback : quand Brooklyn mettait l'indie-rock au centre du monde

À la fin des années 2000, Brooklyn accède à la hype et devient un foyer où indie-rock, DIY et cultures alternatives partagent la même chambre. À l'époque, des labels locaux apparaissent (Mexican Summer, Captured Tracks, Sacred Bones) et offrent un écho à cette scène aussi agitée que chevelue. Aujourd'hui, tous reviennent sur cette période intensément créative.
  • À chaque époque, un endroit sur Terre semble propice à favoriser une révolution musicale, un fourmillement d'idées : la British Invasion dans les années 1960, la Motown à Détroit, l’Acid-House à Manchester dans les années 1980, le grunge de Seattle quelques années plus tard, etc. Au cours des années 2000, et notamment à la fin de cette même décennie, c’est indéniablement du côté de Brooklyn qu’il fallait poser ses oreilles curieuses. En cause ? L'émergence d'une dizaine de groupes pour qui l'amateur de rock (et de sons inédits) auraient vendu son âme afin d'assister à toutes ces sessions d'enregistrement qu'on imaginait aisément enfumées, bordéliques et intenses sur le plan créatif.

    Animal Collective, Grizzly Bear, MGMT, Yeasayer, Vampire Weekend, Ra Ra Riot, Chairlift : tous ces aventuriers du son font alors de cet arrondissement new-yorkais un lieu important, posté à l'avant-garde de l'indie-rock, de la pop et de tous ces croisements stylistiques qui deviendront une norme au cours de la décennie suivante. « À l'époque, Brooklyn était en pleine effervescence, avec notamment une tonne d'endroits où voir des concerts, comme le 285 Kent, Glasslands, Silent Barn ou le Monster Island, que des lieux défricheurs et très DIY. Inévitablement, des tas de groupes ont émergé de ces endroits. »

    Keith Abrahamsson sait de quoi il parle. En 2009, il a monté Mexican Summer (Real Estate, Light Asylum), label indé qui, très vite, contribue à faire de Brooklyn une place qui compte. De même que Sacred Bones et Captured Tracks, avec qui Keith partage pendant un temps les mêmes bureaux : « Avec le recul, c'est quand même surréaliste de se dire que nos structures sont si liées. Mais ce qui est encore plus fou, c'est de voir à quel point ces deux labels ont décollé ». Vrai : apparu en 2008, Captured Tracks devient rapidement une référence, maison-mère d’une nouvelle scène qui, à en croire son propriétaire, Mike Sniper, n’aurait clairement pas eu le même son si les musiciens qui la composent étaient nés ailleurs :

    « Il faut bien comprendre que Crystal Stilts, Vivian Girls, Beach Fossils, DIIV ou Dum Dum Girls avaient les mêmes références et les mêmes conditions d’enregistrement, explique-t-il, avant d’enfiler son costume d’historien. Au début des années 2000, il n’y avait rien à Brooklyn, si ce n’est une flopée de groupes noise. Reste qu’il y avait tellement d’entrepôts abandonnés que les bookers ont commencé à les investir, à proposer des shows et, de fil en aiguille, des artistes sont venus s’installer, ce qui a fini par créer une émulation. À un moment, on parlait même de loft-pop, en lien avec tous ces groupes qui répétaient dans les mêmes types de logement. »

    Malgré le succès, et la hype qui l’accompagne, Mexican Summer, Sacred Bones et Captured Tracks opèrent de la même façon : une sortie en finance une autre, qui permet la production d’une troisième, et ainsi de suite. « Au début, on ne pressait que des singles à faible tirage, dans l'idée de les vendre tous et de passer au projet suivant », détaille Keith Abrahamsson. Et Caleb Braaten, fondateur de Sacred Bones, de prendre le relais : « Quand on a lancé le label, les locaux étaient dans le sous-sol d’un disquaire de Williamsburg où je travaillais, Academy Records. On avait zéro euro, pas d’internet, ni de téléphone. Pendant les cinq premières années, on n'avait donc aucune marge de manœuvre. Notre chance, c’était toutefois d’avoir une identité graphique très forte, Chez un disquaire, on était rapidement identifiable, ça faisait gage de qualité, un peu comme ce que pouvaient proposer à l’époque des labels comme Crass ou Factory Records. »

    À l’époque, on n’associe pas encore nécessairement Brooklyn à ses cantines bios, ses hommes en chemises à carreaux et ses chanteurs à la barbe faussement négligée. Tout ce qui compte, ce sont ces groupes, dont les albums ressemblent moins à des disques de rock qu’à des œuvres conceptuelles : à la fois mille-feuille et novateurs, « Does You Inspire You » de Chairlift, « Oracular Spectacular » de MGMT, « Shadow Temple » de Prince Rama ou même, dans un genre plus électronique, « LP3 » de Ratatat, tous ces disques invitent davantage à une expérience singulière qu’ils ne récitent un discours appris par cœur dans d’autres albums.

    Caleb Braaten : « Si les gens prêtaient attention à nos labels et aux différentes formations qui émergeaient de Brooklyn, c'est parce qu'il se passait énormément de choses, on sentait que les auditeurs avaient de nouveau envie de se tourner vers l'indie-rock et la musique lo-fi. » Et Mike Sniper d'ajouter : « On a finalement bénéficié du succès des Yeah Yeah Yeahs, de TV On The Radio et des Strokes, qui ont relancé une tendance début 2000. Ça s'est répercuté sur Brooklyn jusqu'au milieu des années 2010, à une époque où les salles et les bars du coin accueillent encore un tas de groupe émergents, pour lesquels les habitants sont prêts à faire la queue. »

    Malheureusement, il faut croire que la gentrification a fini par tuer ce Brooklyn alternatif. En 2014, les loyers augmentent (3000 dollars par mois, en moyenne), des brooklynois quittent les quartiers huppés pour s’installer dans des zones plus abordables, les bières locales fabriquées par des employées en Stan Smith blanche pullulent, les artistes déménagent peu à peu et les salles sont obligées de fermer.

    « Un événement vient même ironiquement symboliser toute cette période, détaille Mike Sniper. Quand Vice Magazine décide d'implanter ses nouveaux bureaux à Williamsburg, ils s'installent dans le bâtiment où se trouvaient jusqu'alors Death By Audio et Gasslands, deux salles qui incarnent la musique alternative. C'est quand même très paradoxal de voir qu'un magazine qui a construit sa réputation en s'intéressant aux nouvelles cultures puisse participer à la disparition de deux salles mythiques d'un même quartier... » Lors de la dernière soirée au Death By Audio, le 22 novembre 2014, on pouvait même voir le public déchirer des exemplaires de Vice ou graffer sur les murs des slogans tels que « Ne tuez pas la culture qui vous a faite ». Tout un symbole, en effet.

    Depuis, toutes les personnes rencontrées ici l’accordent volontiers : Brooklyn a perdu de sa superbe. À croire que l’indie-rock est devenu ici une tradition que les musiciens protègent, ce qui est cool mais tout à fait contradictoire avec la défauche créative qui agita le quartier il y a une dizaine d’années. Certaines formations, bien sûr, perpétuent cet héritage et confirment que Brooklyn a toujours une tendresse au premier degré pour les contrepieds musicaux : il y en effet suffisamment de fougue, de classe et de riffs aiguisés dans les albums de Parquet Courts, Japanese Breakfast, Crumb ou Big Thief pour ne pas céder au « c’était mieux avant ».

    Reste qu’un nouvel élan se fait attendre : « Aussi chouette soit la scène actuelle, ce n’est clairement plus pareil, conclut Caleb Braaten. Ce n’est plus aussi innocent, tout est plus professionnel, les groupes ont davantage conscience de ce qu’est l’industrie musicale, ils ne se mélangent plus aussi facilement qu’avant en concerts… Quand à New York, la ville a clairement besoin d’un groupe capable de la projeter dans un nouvel élan créatif. »