Pourquoi nous devrions tous pleurer la mort de SOPHIE

Les hommages ont plu, de tous les horizons de la musique électronique et même au-delà, pour rendre hommage à SOPHIE, morte d’une chute accidentelle à l’âge de 34 ans. Et sans doute à raison, tant l’artiste était aussi bien devenue une icône transgenre que l’incarnation d’une musique pop avant-gardiste propre au XXIème siècle.
  • Il faut l’avouer : sur Jack, nous étions un peu passés à côté de sa musique. Nous voyions passer régulièrement sa chevelure rousse flamboyante, son esthétique un peu kitsch et étrange, qui capte bien la culture à l’heure du web. Mais sans jamais se pencher plus en détail sur ses productions. Soyons honnêtes, elle n’avait pas besoin de nous pour s’imposer. Elle baigne dans la musique électronique depuis l’enfance, écoutant obsessivement dès ses 10 ans les cassettes de son père dans sa maison de Glasgow, avant de se lancer dans la production dès ses 13 ans.

    Naturellement, elle complète son apprentissage à Berlin, puis s’installe à Londres. Elle publie alors ses premiers singles en 2013 sous le nom de SOPHIE. À ce moment, ce n’est pas encore son prénom civil, et l'identité de l'artiste est un mystère. Cela ne l’empêche pas d’attirer l’attention dès son second titre, BIPP, croisant pop et techno agressive. S’ensuivent huit singles au total, via la plateforme Soundcloud, qui sont ensuite réunis en 2015 sous le titre « Product ».

    Déjà, SOPHIE est devenue une productrice demandée. La même année, elle fait partie d’une armée de songwriters au service de Madonna et Nicki Minaj pour le titre Bitch, I’m Madonna, puis produit Vince Staples avant d'entamer une longue collaboration avec Charli XCX, parmi une avalanche de projets. Mais c’est bien en 2017 que se produit la révélation, avec It’s Ok To Cry. Le titre est notable, plus pop que jamais, mais c’est surtout le clip qui marque les esprits. Après avoir fait ses interviews masquée, l’artiste se présente enfin, de face, en gros plan et torse nu. Et au passage, fait son coming-out trans. Immédiatement, la voilà devenue une icône.

    Dès l’année suivante, elle enchaîne avec un triomphal premier album, « Oil of Every Pearl's Un-Insides ». Le grand écart entre mélodies pop mainstream et électronique agressive est assumé à fond. Mais cela sans une forme d’ironie dans le décalage : l’artiste veut juste porter la pop dans d’autres territoires, et il y a autant d’amour mis dans le tube pop Immaterial que le troublant Faceshopping, tout droit hérité de la trap violente du duo TNGHT. Ce qui l’amène à rentrer dans le club select des artistes à la fois légitimes dans les sphères « arty » les plus exigentes et capable de toucher le grand public. Dans la lignée d’une Madonna, donc, ou encore de Bowie, Prince, Björk ou même Daft Punk. Pas tant pour la musique que pour la démarche : aller plus loin, sans perdre le fun.

    Mais comment a-t-elle réussi à créer un tel culte autour d’elle, avec un album qui restera unique ? Cela passe sûrement par son approche de la production, qui travaille la physicalité brute du son sans jamais oublier l'émotion de la mélodie. Mais plus largement, cela tient à son adéquation avec notre époque. Dès 2015, alors qu’on la croyait encore homme, elle disait au New York Times vouloir « créer essentiellement des formes, couleurs et sentiment plutôt qu’un langage musical pré-existant. […] La pop devrait être la recherche de nouvelles façons de formaliser et exprimer nos sentiments, d’une manière qui parle du monde autour de nous, maintenant ».

    Avec un art à la fois radical et plein de bienveillance, elle semble entrer en phase avec les préoccupations des générations actuelles, qui se fichent bien de la distinction entre mainstream et underground. Elle a ainsi ouvert la voie à des artistes comme Grimes et Arca, que ce soit dans la musique ou l'univers visuel. Récemment, on l’a vue aussi bien capable d’aller vers la techno soignée et méconnue de Jimmy Edgar qu’aux côtés de Lady Gaga, pour des titres à paraître.

    Deux jours avant sa mort, elle publiait un nouveau titre, Unisil, qui sonne plus comme un ajout au disque « Product » qu’une base pour un second album. Sans doute aurons-nous droit à de futures sorties posthumes. Reste malgré tout un sentiment de gâchis : SOPHIE semblait avoir encore beaucoup de choses à dire. Dommage qu'on l'ait découvert un peu tard.