Moderat : "après 20 ans dans la musique, qu’est-ce qu’il nous reste à faire ?"

Alors que l’on craignait que la pause annoncée en 2017 soit définitive, Moderat est finalement de retour avec un quatrième album (« MORE D4TA »). À cette occasion, on s’est posé avec deux membres du trio, Sascha Ring (Apparat) et Sebastian Szary (Modeselektor), le temps d'une discussion où il est question des galères rencontrées pour finaliser un morceau, de cinéma et d'une vie de famille pas forcément compatible avec la folie des nuits électroniques.
  • Avant de parler de « MORE D4TA », j’aimerais savoir : quel est le quotidien d’un groupe comme Moderat à quelques jours de la sortie du nouvel album ?

    Sascha : On continue de passer notre temps en studio, à préparer les lives. À vrai dire, on aime ce moment où l'on réécrit tout en pensant à la scène, c’est comme si on devait retravailler tous les morceaux, repenser les arrangements, etc.

    Sebastian : Après plus de cinq ans sans jouer, tu as quand même peur de ne plus te souvenir de rien… Heureusement, ça revient vite.

    En parlant de studio : comment se répartit le travail entre vous ?

    Sascha : En Allemagne, il y a un dicton qui dit que plusieurs cuisiniers peuvent foutre en l’air un repas. Ça a été tout l’enjeu à nos débuts : sachant que l’on est trois producteurs et que l’on peut faire tout ce que font les autres, comment ne pas se marcher sur les pieds ? Sur « Moderat », il a donc fallu trouver notre méthode, définir pleinement sa place, etc. « MORE D4TA » étant notre quatrième album, tout est désormais plus simple. Par exemple, Sebastian s’occupe volontiers du sound design, tandis que je suis souvent celui qui propose des pistes de mélodies ou des idées d’arrangements.

    Sebastian : On a tous les trois nos spécialités, on est donc conscient de ce que l’on doit faire ou non.

    Sascha : Et heureusement que l’on se fait confiance. Sans ça, ce serait impossible de finaliser un morceau.

    Par le passé, vous disiez que vous étiez des oiseaux de nuit, plus à l’aise pour créer une fois le soleil couché. Pourtant, il est à peine 10h au moment où l’on se parle….

    Sebastian : Tout le monde a des enfants à présent. On n’a d’autre choix que de s’adapter à leurs horaires.

    Sascha : Je continue de préférer le travail nocturne, quand tout est plus calme et que le téléphone ne sonne plus. Reste que je suis devenu père début 2020 et qu’il m’a fallu plus de 5 mois pour commencer à avoir le temps de réfléchir à de nouvelles idées. Selon un créneau bien précis : en gros, j’avais 4 heures par jour, ce qui est très peu. Mais cette restriction a été bénéfique : j’avais tellement d’énergie à expulser que ça m’a aidé à être créatif.

    En 2016, « III » était supposé conclure une trilogie. Sachant cela, comment avez-vous abordé l’enregistrement de « MORE D4TA » ?

    Sascha : Tout est né assez naturellement, en studio et en prenant notre temps. Fin 2020, on a commencé à se retrouver, à produire des démos et l’envie est revenue. Si bien que l’on s’est fixé un but : le 1er janvier 2021, on savait que l’on allait s’investir pleinement dans l’enregistrement de ce quatrième album.

    Sebastian : Il faut savoir que l’on ne s’était quasiment pas vu depuis le concert donné à Munich en 2017. Pas parce qu’on s’était disputé, mais parce qu’on a plein de projets en parallèle et que l’on avait peut-être besoin de se laisser respirer après une tournée assez intense.

    Justement, comment était ce fameux concert, donné à Munich devant 17 000 spectateurs ?

    Sebastian : Il intervenait après des dates en Croatie ou en Italie où on avait clairement l’impression d’être en vacances. C’était forcément historique pour nous, mais c’était surtout un bon timing : tout le monde était encore en forme à ce moment-là. Si on avait prolongé la tournée après ça, je pense que l’on aurait puisé dans nos réserves.

    Sur le plan créatif, comment faites-vous pour vous challenger après avoir déjà sorti trois albums ? Début 2021, il y a eu un moment où vous avez craint d’avoir perdu l’inspiration ?

    Sascha : Avant chaque album, on ne se reconnaît plus, on n’a plus d’inspiration et on est submergé par les doutes. Mais on connaît le scénario désormais. Il n’y a plus de raison de paniquer quand cela se produit, on en a l’habitude et on sait que c’est un processus classique. Quant à « MORE D4TA », on s’est évidemment posé la question : après plus de 20 ans dans la musique, qu’est-ce qu’il nous reste à faire ? On a produit tellement de musiques, on en écoute tellement…

    Sebastian : On évolue aussi dans un genre, les musiques électroniques, où il faut être constamment à l’avant-garde. Ce qui, je dois le dire, est moins notre souci.

    Sascha : La vérité, c’est que l’on est Moderat pour une raison : on a notre son, rapidement identifiable. En studio, on se focalise donc sur ce que l’on pourrait faire plutôt que sur ce que l’on devrait faire.

    Aujourd’hui, avez-vous l’impression d’être moins craintifs à l’idée de proposer de nouvelles chansons ?

    Sascha : Il faut aussi savoir accepter les accidents. Surtout me concernant… Par exemple, quand Bad Kingdom a été créé, on avait deux studios côte à côte. Je me suis isolé deux heures, j’ai eu l’idée de cette chanson et lorsque je suis revenu, j’ai dit aux deux autres : « Écoutez ça, mais ne rigolez pas ». J’avais honte de cette mélodie, je la trouvais trop pop, presque ridicule. Tout ça pour dire que je n’avais pas l’impression de prendre un risque à ce moment-là : reste que Bad Kingdom est devenu l’une de nos chansons les plus populaires.

    « MORE D4TA » est très riche musicalement. Il y a des titres pop, des morceaux plus nerveux ou dansants. Est-ce plus facile pour vous de composer un morceau comme EASY PREY ou NEON RATS ?

    Sascha : Disons que tous les morceaux posent des problèmes différents. NEON RATS, c’était au niveau des arrangements : on n’arrivait pas à faire sonner ce titre correctement, là où EASY PREY ne devait contenir que des cordes et un couplet. Le problème, c’est que l’on trouvait qu’il manquait quelque chose. On a donc invité un chanteur soul brésilien avec une voix puissante, mais il n’a finalement pas chanté un seul mot. Il s’est contenté d’un bruit étrange, pendant deux heures. On l'a samplé, placé en arrière-fond et ça a donné ce morceau.

    Sebastian : Contrairement à pas mal de groupes, on mixe nous-mêmes nos morceaux, et c'est un vrai casse-tête. Pour NEON RATS, par exemple, on a passé plus de 40 heures à mixer avant de trouver ce qu’il nous fallait.

    Sascha : Après 20 ans de musique, on est toujours assez stupide pour se prendre la tête pendant des heures plutôt que de rentrer chez nous et revenir le lendemain avec des idées neuves pour comprendre ce qui ne va pas. Tout ça pour dire qu’il est très rare que l’on ne rencontre pas de difficultés sur un morceau : par le passé, il y a eu Bad Kingdom, qui a été composé, arrangé et mixé en à peine quelques heures. Là, il y a eu FAST L4ND, mais ça reste des moments magiques que l’on ne connaît pas souvent.

    FAST L4ND est placé en ouverture et donne un côté cinématographique à l’album. Cette atmosphère, c’est quelque chose que vous recherchez ?

    Sascha : Depuis dix ans, Sebastian nous répète la même chose : « Moderat, ça doit être la BO d’un film qui n’existe pas ». Mais pour tout dire, on ne le fait pas intentionnellement : on est juste trois passionnés de cinéma avec des goûts musicaux assez différents. Cette ambiance est probablement la seule sur laquelle on peut se mettre tous d’accord.

    Si « MORE D4TA » devait être la BO d’un film, ce serait quel genre ?

    Sebastian : Ce serait un film qui se déroulerait la nuit. Ça, c’est une certitude.

    Sascha : Personnellement, j’imagine que notre musique est destinée à cette personne qui, au petit matin, en sortant d’un club, se met à écouter nos morceaux pour rentrer chez lui.

    Quelle est la BO que vous avez vraiment aimée dernièrement ?

    Sebastian : Tu sais, je ne regarde plus que des émissions de télé ou des dessins animés en ce moment… Ce n’est pas le bon timing pour me poser cette question haha.

    Sascha : À l’époque, j’imaginais que composer des BO pourrait être mon futur en tant que musicien. Aujourd’hui, je m’y intéresse de moins en moins… J’ai l’impression que les soundtracks se ressemblent toutes, qu’il y a une telle réalité de marché et un tel poids exercé par les producteurs que les compositeurs sont amenés vers un son déterminé à l’avance. Je me dis que ça doit être difficile d’affirmer ton identité, et j’avoue que ça me donne moins envie de m’y investir.

    En 2008, vous aviez reçu le Beatport du « Meilleur album dubstep ». Vous pensez que votre musique est mieux comprise aujourd’hui ?

    Sascha : Pour tout dire, on n’a plus trop de feedbacks… Depuis 2008, le paysage médiatique a beaucoup changé, on ne lit plus vraiment de magazines, etc. Je me suis détaché de toutes ces considérations, et c’est sans doute mieux pour ma santé mentale. Ce qui est sûr, c’est que je ne me sens pas incompris : dès que l’on publie une chanson, on sent une attention, une envie chez les gens de s’approprier notre musique.

    C’est vrai que c’est assez fou : vous n’êtes pas le groupe le plus présent sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Pourtant, vous avez une fan base conséquente et extrêmement fidèle. À Bruxelles, par exemple, vous allez donner trois concerts d’affilée. Comment expliquez-vous cet enthousiasme autour de vous ?

    Sascha : Disons que l’on a la chance de ne pas être de nouveaux venus. On n’a donc pas à jouer le jeu des réseaux : on peut se contenter d’être musiciens, ce qui est une chance à une époque où un artiste doit également être un professionnel des réseaux sociaux, se promouvoir en permanence, etc. 

    Sebastian : On est un groupe de live avant d’être un groupe de studio. C’est sur scène que l’aventure Moderat a commencé, le public a donc rapidement eu l’occasion de nous connaître, de se faire une idée de notre musique, de notre univers, de notre démarche. C’est tout de suite plus concret que de communiquer uniquement via des réseaux.

    Vous pensez donc faire partie de ces groupes qui remettent la musique au premier plan ?

    Sascha : Je pense que c’est l’idéal de tous les musiciens : ces artistes qui publient sans cesse sur Insta ou Twitter ne sont pas tous des narcissiques, j’en suis persuadé. Ils cherchent simplement à exister et à vivre de leur musique. Nous, on a la chance de rester dans un schéma assez old school : on publie de la musique, on l’accompagne d’un clip et on part en tournée. C’est un luxe.

    "MORE D4TA" de Moderat sort le 13 mai chez Monkeytown Records.

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