King Krule : "Si t'es pas inspiré par Jeanne d'Arc, c'est que tu as clairement un problème"

King Krule est de ces artistes que l’on admire parce qu’ils donnent l’impression de s’aventurer à l’aveugle dans l’existence et qu’ils enregistrent des disques capables d’accompagner les mauvaises fins de nuit. À l’image de son troisième album, « Man Alive! », qu’il prend le temps de nous raconter, entre autres considérations sur Manchester, la "working class", les berceuses pour enfants et Jeanne d’Arc.

En 2017, tu disais vouloir quitter Londres. Tu vis où désormais ?

Je me suis installé près de Manchester, dans l'idée de rejoindre la mère de ma fille. J’avais besoin d’être auprès d'elle, mais aussi de quitter Londres, sa folie, sa surpopulation. Et c’est vrai que les gens sont différents ici, l’eau est plus saine, le climat est moins étouffant, la vie quotidienne est plus lente, moins mouvementée. C’est idéal.

J’imagine que le passé musical de la ville doit peser également…

Bien sûr, Joy Division, The Smiths, ce sont des influences. À l’adolescence, j’étais d’ailleurs à fond dans les Smiths, le jeu de guitare de Johnny Marr m’impressionnait. Celui des Stone Roses également. Et puis il y avait tous ces chanteurs : Ian Curtis, sa voix, son image ; Morrissey, ses discours, sa singularité au cœur des années 1980. Je ne l’écoute plus aujourd’hui, mais ça a été une influence. Même si, je dois l’avouer, je n’étais pas vraiment au courant de ce qui se passait dans le reste de l’Angleterre quand je vivais à Londres. Le nord du pays ne m’intéressait pas. Je vivais au sein de la capitale, après tout.

Tu es de ceux qui entretiennent la rivalité nord-sud ?

Non, mais je sens vraiment que la façon de concevoir les choses n’est pas la même. Quand tu vis dans le nord, tu as un sentiment de fierté. L’attachement à la ville est très fort, contrairement à Londres où c’est très difficile de vivre et de te faire une place. Il y a sans doute moins de liberté quand on vit à Londres, même si la ville ne donne pas cette impression d’un point de vue extérieur et que des gens du monde entier viennent s’y installer chaque année.

À Londres, tu n’étais pas proche de la nouvelle scène locale : Squid, Shame, Sorry ou même la Fat White Family ?

Il y a quelques années, j’ai joué avec les gars de la Fat White Family. On se connaît. Mais non, je n’écoute pas spécialement les groupes dont tu parles, je ne me sens pas connecté à eux.

Pourtant, tu racontes finalement le même genre d’histoires, à base de mélancolie et de solitude.

Dans « Man Alive! », il y a plein d’histoires différentes. Ça parle aussi bien du fait de perdre sa connexion internet pendant un trajet dans le train que d’accepter ses émotions. Mais en réalité, presque chaque histoire correspond à des moments que j’ai pu observer. Je ne suis jamais sans mon carnet, et c’est vrai que j’aime m’isoler dans le coin d’un bar pour regarder les gens de loin. J’imagine que ça m’inspire.

Dans ce cas, on peut dire que tu composes en quelque sorte la bande-son de la working class anglaise ?

Non, je n’ai pas cette impression... « Man Alive! » est un disque que j’ai fait pour moi. Pas pour les autres. C’est mon histoire, mes ressentis, pas ceux des autres.

Il y a cette voix également, très grave, très sombre, qui te caractérise…

Tu sais que ma voix m’a longtemps ennuyé ? Quand j’étais petit, elle n’arrêtait pas de s’assombrir, elle était de plus en plus grave. Sauf que je ne voulais pas ça, je voulais avoir une voix normale, plus légère. Aujourd’hui encore, je n’aime pas ma voix. Enfin… Ça dépend ! Disons que je compose avec. Je n'ai pas le choix... Et puis ce n'est pas comme si je cherchais à la travailler.

En écoutant tes morceaux, certains jeunes enfants m’ont déjà demandé si c’était un monstre qui chantait…

Haha énorme ! Ma fille réagit pareil ! À croire que ma voix est trop étrange pour les enfants... Ce qui est con, dans le sens où j’ai envie d’écrire des chansons stupides pour les enfants, des berceuses complétement déglinguées.

Au-delà de la voix, on sent aussi un goût très prononcé pour les mots. C’est le cas ?

Oui, j’aime la poésie, le fait de ne pas interpréter trop bien les choses, laisser suffisamment de mystère pour susciter l’interprétation. Mais chaque texte a sa propre histoire. Parfois, je ferme les yeux et l’inspiration vient. D’autres fois, j’ai besoin d’une image ou d’une émotion pour me lancer. Ce qui fait que c’est parfois difficile d’écrire. Même si j’aime les mots, j’aime jouer avec eux. Un peu comme Bob Dylan le faisait sur A Hard Rain's A-Gonna Fall.

Ta fille est née l’année dernière, ça aurait dû t’inciter à chanter des choses plus joyeuses, non ?

Le truc, c’est que j’ai aussi perdu des proches l’année dernière… Ça et le fait que l’album a principalement été enregistré de nuit, ça a forcément influencé la couleur de l’album.

Tu as une écriture très narrative. Ça veut dire que tu t’inspires beaucoup du cinéma ?

J’adore ça, ouais. Mais je regarde des films de tous genres, comme Sharknado 4, La Planète sauvage ou des trucs davantage célébrés par l'académie, comme les longs-métrages de Scorsese, surtout ses premiers, de Kubrick ou d’Ingrid Bergman. Là, par exemple, le clip de (Don't Let The Dragon) Draag On, que j’ai moi-même réalisé, est inspiré de The Wicker Man ou le film français La Passion de Jeanne d'Arc, sorti dans les années 1920. D’où ma présence sur un bûcher.

Jeanne d’Arc, c’est une inspiration ?

Carrément ! Son âge, son pouvoir, son destin, le fait que l’on en parle encore des siècles après, tu ne peux qu’être inspiré par son histoire. Et si ça n'est pas le cas, c’est que tu as clairement un problème.

Tu aimerais susciter un tel mythe ? Voire devenir une rockstar ?

Pas besoin de rêver de ça : je suis déjà une putain de star haha. Plus sérieusement, je ne pense pas que ce soit un choix. Pour certains artistes, ça leur tombe dessus. Moi, je vois ma vie évoluer, je suis de plus en plus aisé financièrement, mais je ne peux pas donner aux gens ce qu’ils attendent de moi. J’ai une forme de répulsion pour ça. Ce qui est tout de même un frein pour accéder à un niveau de notoriété plus élevé.

Le fait d’être entouré de ta famille, est-ce une façon de ne pas trop succomber aux sirènes de l’industrie ?

J’ai besoin d’avoir mes proches auprès de moi. C’est pour ça que mon frère a réalisé la pochette de l’album, que mon père a joué le rôle de directeur artistique et que ma mère a longtemps été ma manageuse.

Je sais que tu n’aimes pas les interviews. Du coup, pourquoi avoir accepté de parler à un pauvre journaliste français ?

Je n’ai pas choisi, on m’a demandé de le faire, haha. Mais ça va, c’est cool. Mon problème avec les interviews, finalement, c’est de devoir parler de moi toute la journée. Je sais que c’est bénéfique pour ma carrière et la réception de mes disques, donc j’en fais quelques-unes, mais je ne veux pas parler de ma vie privée ou avoir l'impression de me répéter. Aussi, je me méfie des citations dans les titres des articles... Donc là, je compte sur toi.