L'histoire très cul(te) du premier album de Jane Birkin

Sorti en 1969, le premier album de l'icône décédée le dimanche 16 juillet à 76 ans symbolise mieux qu'aucun autre la révolution sexuelle de cette époque bouillonnante. Porté par un des singles les plus sulfureux de l'histoire de la pop, "Jane Birkin – Serge Gainsbourg" marque aussi la naissance de la carrière de chanteuse de Jane Birkin. Retour sur l'album par lequel le scandale est arrivé.
  • Quand Jane Birkin débarque en France pour donner un coup de boost à sa carrière d'actrice, le pays est en ébullition. Nous sommes en mai 1968 : les filles brûlent des soutifs sur les barricades (dit-on) et un couple improbable va bientôt sortir la bande-originale de ces années où le pays commence à se libérer de la morale étouffante de la société conservatrice et patriarcale.

    Ce couple va se former à Venise – un peu cliché mais avéré – sur le tournage de Slogan, un film de Pierre Grimblat, dans la chaleur de l'été 1968. Au départ, la rencontre entre Jane Birkin et Serge Gainsbourg est pourtant des plus glaciales. Après avoir déjà souffert sérieusement lors du casting, Jane Birkin découvre en son partenaire de jeu un fieffé salaud qui se moque de ses lacunes en français et possède déjà un melon surdimensionné.

    Sa folle passion avec Brigitte Bardot est déjà terminée – elle est déjà retournée auprès de son mari Gunter Sachs, ce qui pique forcément un peu son ego d'amant éconduit. Quant à Jane Birkin, elle sort d'un mariage avorté avec le compositeur John Barry, avec qui elle a eu son premier enfant, Kate.

    Après une réconciliation orchestrée autour d'un dîner par le réalisateur – selon la légende, Birkin et Gainsbourg finissent par s'éprendre l'un de l'autre. Et il ne perd pas le Nord : dès l'automne 1968, il ressort de ses cartons une chanson déjà enregistrée avec Bardot, mais qu'il n'a jamais sorti à la demande de cette dernière, pour éviter de déclencher la fureur de Gunter Sachs. Et pour cause, puisqu'il s'agit de Je t'aime… moi non plus et que cette version on ne peut plus bouillante ne sortira qu'en 1986.

    Craignant à raison que Gainsbourg n'enregistre le morceau avec une autre – le saligaud a notamment Marianne Faithfull et Mireille Darc dans le viseur – Birkin accepte le défi de succéder à Bardot en studio avec la jalousie comme puissant carburant. À la demande de Gainsbourg, elle se fait passer pour un enfant de chœur en chantant une octave au-dessus, et elle affiche une forme d'innocence qui contraste avec la version très femme fatale de Bardot. Malaise garanti.

    Plus perturbant encore, les gémissements de plaisir de Birkin semblent trop sincères pour avoir été simulés. Depuis plus d'un demi-siècle, beaucoup de personnes sont persuadées qu'ils ont été enregistrés en pleine action, alors que selon Birkin, ils étaient plutôt éloignés en studio. Une version confirmée avec humour par Gainsbourg : "Dieu merci, ce n'était pas le cas, sinon j'espère que ça aurait été un disque 33 tours."

    Evidemment, le titre n'a pas besoin de cette légende pour sentir le stupre. Quand le couple fait écouter sa version de Je t'aime... moi non plus au patron du label de Gainsbourg, celui-ci flaire le gros coup et déclare à Birkin : "Je veux bien aller en prison pour un 33-tours, mais pas pour un 45-tours !"

    Ni une ni deux, Gainsbourg se remet au boulot et commence par faire ce qu'il sait faire de mieux. Il recycle trois morceaux géniaux composés pour trois autres icones des années 1960 – Les Sucettes (France Gall), Sous le soleil exactement (Anna Karina) et L'Anamour (Françoise Hardy) – en les remplaçant au chant.

    Il recase aussi un extrait de sa bande-originale du film "Manon 70" (Jean Aurel, 1968), et l'excellent single Elisa – coécrit par Michel Colombier – où il dit son insouciance de sortir avec une fille qui a 20 ans de moins que lui (oups).

    Mais les morceaux les plus intéressants du futur album sont ceux qu'il compose pour sa nouvelle muse. Chaud comme la braise, Gainsbourg signe une deuxième bombe sulfureuse – la France est encore sous de Gaulle – avec une autre ode au sexe, oral cette fois : 69 année érotique. Chanté en duo avec Jane Birkin – à qui il laisse les refrains – et emmené par un combo basse-piano fatal, ce titre est l'une de leurs meilleures collaborations.

    Il faut dire aussi qu'il est bien aidé par les orchestrations à tomber par terre d'Arthur Greenslade. L'arrangeur britannique est le héros oublié de cet album de cet album de pop orchestrale adulé par les anglo-saxons – il a été enregistré à Londres – alors que son rôle est au moins aussi important que celui de Jean-Claude Vannier sur "Histoire de Melody Nelson" (1971).

    Ses cordes contribuent largement à envoyer Je t'aime… moi non plus au septième ciel, et à faire du morceau Jane B. un classique absolu de la discographie de Birkin. Sur les quelques compositions où Gainsbourg lui laisse l’occasion de briller en solo au chant, celle-ci impose sa voix fluette et son fort accent, qui la distingueront toute sa carrière et qu’elle cultivera sur les encouragements de son amant.

    Les très légers Orang-outang et 18 – 39 (sur l’entre-deux-guerres) possèdent un charme fou tandis que Le canari est sur le balcon bouleverse en faisant écho avec 44 ans d’avance à la mort tragique de Kate Barry en 2013.

    À la fin de l’année 1968, l’album est terminé, et avant sa parution, il est évidemment décidé de sortir Je t'aime… moi non plus en single en février 1969. Cette sortie est précédée de plusieurs précautions : une mention précise sur la pochette que le morceau est interdit aux moins de 21 ans, et Philips le relègue sur un plus petit label (Fontana) pour éviter d’être trop éclaboussé par le scandale.

    C’est raté : alors qu’il se rapproche de la première place des charts au Royaume-Uni, il est retiré des rayons en catastrophe. Mais Gainsbourg a prévu le coup et le ressort sous un autre label (Major Minor), ce qui lui permet d’atteindre le top 1 et donc d’apparaître deux fois dans le classement.

    Le scandale est international : le Vatican s’insurge et offre un gros effet Streisand au single dans les pays les plus catholiques, comme l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar et l’Amérique du Sud, où il fait souffler un vent de liberté malgré l’interdiction de sa diffusion à la radio.

    On n’a jamais entendu ça à l’époque sur les ondes : cet orgasme qualifié de pornographique a été enregistré par une Jane Birkin qui n’avait pas 22 ans, et certains s’imaginent carrément qu’il fait la promotion du sexe anal par ses paroles. Autrement dit, on se l’arrache dans tous les pays.

    Au mois de juin, le public est mûr pour découvrir l’album complet enregistré par Jane Birkin et Serge Gainsbourg. Dans les rayons, il est emballé sous cellophane et interdit aux moins de 18 ans. À l’insistance de Gainsbourg, Birkin est la seule à apparaître sur la pochette. Il veut faire d’elle une star et affiche son physique androgyne, sa frange et ses grands yeux en gros plan. Et ça marche : Jane Birkin devient instantanément une icone des années 1960 et de la révolution sexuelle.

    Et elle n’a rien d’une potiche. Dès le début de sa relation avec Gainsbourg, elle le transforme de la tête aux pieds, l’incitant à adopter un style beaucoup moins strict. C’est le début des chaussures Repetto, des cheveux plus longs et décoiffés, et des costumes ouverts. Mais c’est aussi et surtout le début d’une collaboration musicale qui nous laisse une ribambelle de sacrés morceaux – La Décadanse, Di Doo Dah, Ex fan des sixties, Ballade de Johnny Jane, Baby Alone In Babylone

    Album hanté par le sexe et la mort, où les lettres s’affichent en blanc sur fond noir, "Jane Birkin – Serge Gainsbourg" ressemblait déjà à l’épitaphe parfait à sa sortie en 1969. Cinquante-quatre ans après, il est désormais l’album définitif qui va sceller l’immortalité de ce couple tout feu, tout flamme.

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