2022 M06 16
Au sein du grand livre de la pop culture, la performance donnée par David Bowie sur le plateau de Top Of The Pops en juillet 1972 figure forcément en très bonne place. Avec son look androgyne, sa coiffure excentrique et son attitude étrange, l'Anglais captive. La télévision découvre alors la couleur, mais c'est bien ce drôle d'énergumène qui fascine les plus jeunes générations, qui voient en lui l'émergence d'une nouvelle norme, plus libre, plus tendancieuse, du genre à effrayer les parents face à tant d'ambiguïté sur la notion de genre.
Ce jour-là, Bowie donne surtout naissance à Ziggy Stardust, son alter-ego débarqué de l'espace, faisant de l'Anglais un « starman », un artiste capable d'explorer le cœur des choses (la solitude, la starification, les mystères de l'espace, la dissociation de la personnalité, etc.), de laisser de côté les idées reçues et les opinions communément admises. « Il y a un avant et un après-Top of the Pops, soir inouï où David Bowie est venu chanter Starman pour une Angleterre stupéfaite, hébétée par cette beauté trouble, écrivait JD Beauvallet, alors rédacteur en chef des Inrocks. Une chanson désormais universelle qui, à l’époque, affecta tant de vies sans pour autant décrocher le numéro 1 des charts. On appelle ça un moment iconique, on peut même parler de révélation, de révolution. »
Évidemment, au moment de se présenter sur le plateau d'une des émissions les plus cultes de la télévision britannique, Bowie a une idée en tête : se hisser au niveau de ces artistes qui ont le courage de ne pas être esclaves de leur époque, qui ont la faculté d'ouvrir les yeux de leur prochain et de modifier complétement le regard de leurs fans sur le monde. « The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars », c'est exactement ça : à la manière de « Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band » ou « Highway 61 Revisited » de qui vous savez avant lui, il est de ces albums qui ont la faculté de forcer à envisager la pop, la sexualité ou la société de manière nouvelle, loin de la virilité imposée par Elvis, The Doors, les Stones et les autres.
Dès lors, grâce à Bowie, il était possible de troubler le jeu, de se jouer des représentations trop figées, de tutoyer l'interdit, d'oser le maquillage, les excentricités, la perversité, mais aussi de renouer avec un rock jugé alors « décadent ».
Entre les mains de Ziggy, le rock n’a pourtant que rarement semblé aussi vivant, pertinent, sujet à des métamorphoses qui n'ont d'autres intentions que de le réinventer en permanence. Ce personnage, c'est une certitude, a fait de Bowie une icône, capable de proposer autre chose que de la pop vaguement psychédélique. Avec ce cinquième album, l'Anglais, très impliqué, au point de fredonner à ses musiciens les parties musicales, semble d'ailleurs prêt à tout tenter.
Un temps, il envisage même de faire figurer sur le disque des reprises d’Amsterdam de Jacques Brel ou Round And Round de Chuck Burry - un titre qui aurait été envisagé comme nom pour l’album. Finalement, l’expression « The Spiders From Mars » émerge dans l'esprit fou du Britannique, et c'est tout l'album qui s'en trouve chamboulé : Bowie incarne désormais un extraterrestre bisexuel, annonce le glam rock et donne vie à un certain nom de tubes figurant aujourd'hui au sein de l'imaginaire collectif : Starman, Five Years ou Moonage Daydream.
À l'époque, les critiques ne sont pourtant pas de son côté, Rolling Stone allant même jusqu'à douter que le disque puisse susciter « un intérêt durable ». Pas de bol : Ziggy Stardust a bel et bien traversé le temps, inspirant Michel Berger sur Starmania, Seu Jorge (qui en a repris plusieurs morceaux sur la BO de La vie aquatique), Iggy Pop, les New York Dolls ou tout autre personne ayant été sous le charme de ce nouvel érotisme, voire tout simplement impressionnée par le jusqu’au-boutisme artistique d’un Bowie prêt à faire sienne la décennie 1970. Et toutes celles qui suivront.