Ibrahim Maalouf : "J'essaie de démonter le système."

  • Pour ses dix ans de carrière, célébrés mercredi soir à l'AccorHotels Arena, on a proposé au trompettiste le plus pop depuis Miles Davis de se soumettre à un questionnaire YouTube.

    Autoproduit à ses débuts, car aucune maison de disque ne voulait le signer, Ibrahim Maalouf a depuis prouvé qu’un instrumentiste, a fortiori un trompettiste, pouvait se muer en star populaire. Collaborations musicales ou cinématographiques (B.O. de Yves Saint-Laurent, La Vache, etc.), influences multiples (du classique au rock en passant par le rap), l’appétit (ré)créatif d’Ibrahim Maalouf ne faiblit pas. Il n’en fallait pas plus à Jack pour proposer au Franco-libanais d’improviser les réponses de notre questionnaire à partir de vidéos YouTube, en lien avec sa carrière sans fausses notes.

    Beirut Postcards from Italy (live 2010) : à propos des musiques gitanes.

    Ibrahim Maalouf : La musique gitane, c’est faire la fête avec des musiques tristes. J’aime cet équilibre, cette ambigüité. Ça me touche, je m’y retrouve un peu et c’est dans cet esprit que j’ai composé la musique du film La Vache. Le personnage nous fait pitié, on a envie de pleurer quand on le voit mais il nous fait aussi rire durant tout le film. Quand j’ai parlé au réalisateur d’une musique gitane, il m’a dit que c’était exactement ce qu’il voulait. Mélancolique et festive en même temps. Une musique qui fait juste la fête pour faire la fête, ça ne me touche pas et une musique triste trop lancinante et un peu mélo, je trouve ça trop dur.

    « Au Liban, la culture musicale a du mal à s’imposer. »

    Le choix du groupe, ce n’est pas innocent, j’imagine ? Je suis né à Beyrouth et j’y passe beaucoup de temps, encore plus maintenant qu’avant. Je n’ai pas la chance d’être véritablement intégré dans le monde musical libanais. C’est assez délicat là-bas. La culture musicale a du mal à prendre. Il n’y a souvent pas d’argent pour ça, ce n’est pas une priorité. Au Liban, la culture a véritablement arrêté d’évoluer à une vitesse normale pendant presque trente ans. Les artistes qui émergent aujourd’hui sont ceux qui sont sponsorisés par des fonds très commerciaux. Et ce n’est pas franchement mon délire.

    Improvisation baroque de Jean-François Zygel : à propos du poste de professeur d’improvisation de Maalouf au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris.

    Ibrahim Maalouf : Avec Jean-François, on défend la même école, on prêche pour la même paroisse. Il a étudié la science de la musique classique sans abandonner pour autant la liberté de création. Il y a encore un siècle et demi, tous les grands interprètes composaient. Sur le profond changement, qui est devenu la norme aujourd’hui, j’ai ma théorie : on a voulu bien faire. On s’est dit qu’on ne pouvait pas avoir de grands virtuoses qui seraient aussi des compositeurs. Alors, on a fait des spécialisations d’écriture. Au Conservatoire, les spécialistes de la composition et les interprètes ne sont jamais dans les mêmes salles. Les compositeurs font évoluer la musique à travers des recherches très approfondies, scientifiques, mathématiques et c’est indispensable. Mais on a mis à l’écart de la création tous les potentiels improvisateurs. On leur a dit : « Concentre-toi sur l’interprétation, essaie d’être un virtuose, passe les concours internationaux mais sache que tu n’es pas un inventeur. » On a créé une forme de scission.

    « Quand je vois vers quoi tend la musique contemporaine que j’aime beaucoup,  je me dis qu’on est en train de tout gâcher. »

    Il faut que nous, les instrumentistes, nous insistions pour participer à notre façon, pour amener nos inspirations populaires. Au 18e siècle par exemple, Georg Philipp Telemann était un musicien et compositeur célèbre et populaire. Il serait l’équivalent de David Guetta aujourd’hui ! Je milite activement au sein du conservatoire pour décloisonner. Je suis un électron libre. J’essaie de démonter le système, de montrer qu’il faut déconstruire tout ce qu’on leur a appris pour qu’ils reconstruisent leur propre langage.

    Lhasa El Desierto live 2004 : à propos de leur rencontre.

    Ibrahim Maalouf : C’est grâce à Lhasa que j’ai évolué de manière épanouie et confiante dans ce métier. C’est la première à m’avoir donné ma chance. J’avais 22, 23 ans, j’étais encore dans les conservatoires. Je préparais plusieurs concours internationaux quand je l’ai rencontrée. Elle me demandait toujours : « Pourquoi tu fais ça Ibrahim ? » Et en la fréquentant, en jouant sur scène avec elle, j’ai appris qu’il était possible de créer un monde qui me ressemble, un langage artistique personnel. Elle est l’une des rares personnes que j’ai croisées qui a construit un environnement musical artistique qui n’appartient qu’à elle. À la première note, au son de sa voix, on sait que c’est elle. Elle nous a quittés trop tôt… Mais les trois albums qu’elle a faits sont des chefs-d’œuvres. En plus, la vidéo de concert que vous avez choisie, c’est la formation avec laquelle j’ai joué…

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