Fuzati et Le Motel : l'interview croisée

L’un a chanté mieux que personne la fin de notre espèce. Le second aime avant tout le retrait et doit une grande partie de sa réputation à ses collaborations avec Veence Hanao et Roméo Elvis. Autant dire que les deux compères avaient toutes les raisons de produire un album ensemble. Avec « Baltimore », c’est fait, et c’est une réussite. Suffisant pour les réunir le temps d’une interview croisée ? Oui, tout à fait.
  • Il est à peine 9h30 au moment où l’on se parle, c’est assez rare pour une interview…

    Fuzati : C’est parce que les artistes sont généralement des feignasses !

    Vous êtes plutôt du matin en règle générale ?

    Le Motel : Disons que j’ai tendance à m’activer à partir de cette heure-là habituellement. Pas forcément pour commencer à produire ou à réfléchir à ma musique, mais justement pour gérer tout ce qui n’est pas créatif. Comme ça, une fois que c’est fait, je range toutes ces questions dans un coin de ma tête, je file au studio et je peux me concentrer à 100% sur ma musique. Si je ne le fais pas, je trouve toujours une bonne excuse pour ne pas composer.

    Fuzati : Pareil : je ne fais jamais rien de créatif le matin. Je préfère la nuit, ou le début de soirée, vers 20h, ne serait-ce que pour m’inspirer de tout ce que j’ai pu ressentir au cours de la journée. Et puis, la nuit, c’est le moment parfait : personne ne vient te saouler, tu ne reçois aucun mail, c’est une espèce de bulle. Un peu comme les vacances de Noël où tu restes en pyjama pendant une semaine.

    À t’écouter, et à tendre une oreille aux dix morceaux de « Baltimore », on se dit que tu dois accumuler pas mal de ressentiments chaque jour pour écrire des textes aussi pessimistes une fois le soir venu...

    Fuzati : Il faut savoir qu’un texte n’est jamais le résumé de la journée écoulée. Fuzati, c’est un personnage qui me permet de créer des albums conceptuels. « La fin de l’espèce » (2012), par exemple, c’était l’idée de ne pas se reproduire. Une fois que j’ai défini le thème, je le nourris, j’ajoute des réflexions qui ne sont pas forcément les miennes, je m’autorise la fiction, etc. « Baltimore », c’est la même idée : je ressentais l’envie de raconter un voyage, une errance.

    Dire qu’un album est un voyage est presque devenu un cliché aujourd’hui… Comment on fait pour donner vie à cette ambition sans tomber dans le stéréotype ?

    Fuzati : En réalisant un album cohérent, tout simplement. Un disque qui crée une forme de boucle et raconte l’histoire d’un personnage en mouvement, qui se rappelle de ses anciens voyages, et entreprend de visiter d’autres villes dans l’espoir de croiser ses ex avant de mourir seul, sur son canapé. « Baltimore », c’est une œuvre globale, ce qui explique pourquoi on ne le défendra pas sur scène. À la place, on a monté une exposition à Bruxelles afin de pouvoir l’écouter dans de bonnes conditions, du début à la fin, avec un masque de nuit sur les yeux.

    Le Motel : Le mot « voyage » n'est pas juste un gimmick. C'est aussi une façon pour nous de dire qu'il faut l'écouter d'une traite, en étant totalement centré sur le contenu.

    « En avion, je me souviens d’une fois où, bourré, je m’étais réécoutais en pleine nuit, et à plein volume, « Homework » des Daft Punk. J’avais pris un quart de Lexomil et, avec l’alcool, l’altitude et la musique, ça été un sacré trip. »

    Ce n’est pas trop frustrant de savoir qu’une partie du public se contentera dans tous les cas d’écouter « Baltimore » sur un smartphone avant de sélectionner deux-trois morceaux à ajouter dans des playlists personnelles ?

    Fuzati : C’est un peu comme au musée, finalement : certains prennent le temps de comprendre ou de capter un concept, d’autres vont passer rapidement devant l’œuvre. Dans tous les cas, ce n’est pas aux artistes de s’adapter à la manière dont on consomme la musique. Nous, on a pensé « Baltimore » ainsi, mais libre à chacun de se l’approprier comme il l’entend.

    Le Motel : Si on avait les moyens, on se serait contenté de le publier uniquement via cette expo, mais ça aurait été finalement très restrictif. Là, on le sort malgré tout en vinyle, ce qui induit de se poser pour l’écouter dans son entièreté.

    Fuzati : C’est aussi pour ça que « Baltimore » ne fait que 30 minutes : tout simplement parce que tu perds en qualité quand tu dépasses quinze minutes par face sur un vinyle.

    Puisqu’on parle de voyage, j’imagine que vous avez forcément des rituels une fois dans un avion ?

    Le Motel : Personnellement, j’attends une étape bien avancée du voyage pour regarder les films proposés. Avant ça, j’écoute beaucoup de musique, notamment dans l’idée de provoquer des voyages mentaux. Pour tout dire, je suis assez fasciné par la redécouverte d’albums en avion, lors de ces moments où le temps est suspendu. J’y vois l’occasion d’entendre les morceaux différemment.

    Fuzati : Moi, je regarde surtout des films de merde, genre des comédies françaises pétées que je n’irai jamais voir au cinéma… Les moments musicaux sont plus rares, il y a trop de bruits autour. Cela dit, je me souviens d’une fois où, bourré, je m’étais réécoutais en pleine nuit, et à plein volume, « Homework » des Daft Punk. J’avais pris un quart de Lexomil et, avec l’alcool, l’altitude et la musique, ça été un sacré trip.

    Même si vous vous connaissez depuis un certain temps, j’ai l’impression que c'est l’ennui lié au confinement qui vous a encouragé à travailler ensemble. À quel point l’ennui est un moteur créatif ?

    Fuzati : Tu sais, je suis originaire de Versailles, et ce n’est absolument pas un hasard si tant d’artistes de la ville ont émergé d’ici dans les années 1990. À l’époque, il n’y avait rien à faire, on s’emmerdait tous.

    Le Motel : C’est de plus en plus rare de s’ennuyer aujourd’hui. Dès qu’il y a un temps calme, on se réfugie sur nos portables, on scrolle. Or, c’est important d’avoir des moments moins rythmés, ça permet de réfléchir autrement, de ne pas être dans l’urgence.

    Qu’est-ce qui vous sort de la torpeur ? La musique, forcément ?

    Fuzati : J’aurais plutôt dit la masturbation…

    Le rap, c’est aussi une histoire de duo. Vous avez l’impression de vous inscrire dans un certain héritage avec « Baltimore » ?

    Le Motel : Pendant la conception, on a forcément pensé à « Madvillainy », ce disque de MF Doom et Madlib pensé lui aussi pour être écouté dans sa globalité. Pour le reste, ne venant pas spécialement du rap, je ne parlerais pas d’héritage. D’autant que « Baltimore » n’a pas été pensé comme un album de rap : il y a des productions électroniques, des rythmes chaloupés, des titres comme Tout ça qui ont clairement des structures pop.

    Fuzati : Même si je suis admiratif de duos comme Pete Rock & CL Smooth ou DJ Jazzy Jeff & The Fresh Prince, je dois avouer ne pas avoir envisagé non plus « Baltimore » comme un album de hip-hop. Je suis d’ailleurs persuadé que quelqu’un qui n’écoute pas de rap peut totalement s'approprier ce disque. « Baltimore » n’a pas les codes du hip-hop actuel, il recherche quelque chose de plus intemporel.

    Si vous deviez citer un album réalisé par un duo, ce serait lequel ?

    Fuzati : J’adore « Clube Da Esquina » de Lô Borges et Milton Nascimento, mais je suis obligé de citer « The Main Ingredient » de Pete Rock & CL Smooth. Aujourd’hui encore, cet album reste une énorme claque.

    Le Motel : Pour ma part, ce serait plutôt cette une série d’albums composés par Ryuichi Sakamoto et Alva Noto. Soit la rencontre surprenante entre un pianiste classique et un musicien très expérimental. En toute modestie, j'y vois un lien lointain avec « Baltimore », qui est davantage la rencontre de deux univers que d'un simple rappeur-beatmaker. 

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