2021 M02 24
On vous l’accorde : à première vue, on trouve peu de ressemblances entre le Yeezus et l’interprète de On se retrouvera. Mais si leurs œuvres s’opposent, il est un art qu’ils maîtrisent tous les deux à la perfection : la lose politique. On a tous suivi avec autant d’amusement que d’effarement la candidature de Kanye à la Maison Blanche. Après une candidature tardive, et surtout des meetings hallucinants de malaise, le rappeur ne réunit que 60 000 voix. Un score absolument dérisoire (qui lui vaudra indirectement un divorce d'avec Kim Kardashian), mais qui ne démotive pas notre homme pour autant, qui vise déjà 2024.
Francis Lalanne, lui, voudrait déjà ne pas se retrouver en prison d’ici là. Le 22 janvier dernier, il publiait dans France Soir (devenu, après le renvoi de ses derniers journalistes, une pur site complotiste) une tribune intitulée « J’appelle ». Reprenant à son compte la rhétorique covido-sceptique faisant la ligne du site, le chanteur déploie un argumentaire aussi fastidieux que délirant, appelant à la destitution d’Émmanuel Macron, appelant même à l’intervention de l’armée. On pourrait juste en rire, mais ces théories gagnent beaucoup de terrain en France, et l’appui d’une personnalité de ce calibre pourrait les renforcer. Ainsi, le parquet de Paris révélait le 22 février qu’une enquête est en cours depuis quasiment un mois, pour laquelle l’artiste risque jusqu’à cinq ans de prison.
Mais on aurait tort de penser que Lalanne en était à son coup d’essai. Cette tribune représente bien plutôt le couronnement d’une carrière politique bien remplie. Très tôt, ce fils de diplomate publie des titres engagés, comme Le champignon nucléaire en 1981. Mais ses débuts en politique n’ont véritablement lieu qu’en 2007, quand il se présente aux élections législatives à Strasbourg. Il arbore alors les couleurs écolo du Mouvement écologiste indépendant, face au porte-parole des Verts Yann Wehrling. La prise de risque ne paie pas : il ne récolte que 3,51 % des voix.
Pas démonté, il apparaît dès 2008 sur la liste de Sylve Soulié, jeune candidate à la mairie de Montauban. Là encore, sa popularité ne suffit pas : elle n’obtient que 5,45 % de suffrages. Nouvelle année, nouvelle déconvenue : en 2009, le voilà à nouveau sous la bannière écolo, cette fois-ci pour la toute neuve Alliance écologiste indépendante. Candidat dans la circonscription du Sud-Est, il ne rassemble que 3,75 % d’électeurs.
C’en est trop pour l’artiste : il renonce, temporairement, à briguer un mandat et préfère exprimer son engagement dans l’art. Le succès reste encore une fois mitigé : en 2015, il publie un clip de son ode à l’acceptation des migrants Ouvrir son coeur, écrite en 2003. Paroles niaises, clip profondément kitsch, réutilisation très dérangeante d'images de migrants, le malaise est total, et les moqueries pleuvent. Qu’importe : Lalanne se sent investi d’un devoir citoyen.
C’est ce même sentiment de devoir qui le ramène à la politique. En 2017, le voilà à nouveau candidat aux Legislatives, en Essone, face à un Manuel Valls en pleine tourmente. Il n’est en réalité que suppléant de Jacques Borie, qui représente le mouvement éco-citoyen « 100 % ». Bien loin de ce chiffre, il obtient piteusement 1,08 % de suffrages, la faute à un programme très flou. Le duo finit même derrière le sulfureux Dieudonné et ses 3,84 %.
On pourrait le croire fini, mais que nenni : fin 2018, le voilà entièrement converti à la cause des gilets jaunes. Le 6 décembre, il annonce vouloir créer une liste de candidats aux élections européennes, l’année suivante. Le voilà tous les samedis sur les ronds-points, composant même un hymne au mouvement social. Toujours sans peur du ridicule. Son but : porter les revendications des gilets jaunes, sans toutefois préciser quelles sont ces fameuses revendications, dans un groupe réputé pour sa grande disparité. Finalement, il ne parvient même pas à rassembler les autres figures du mouvement, qui se présentent parfois dans d’autres listes, comme celle de Florian Philippot, qui obtient 0,65 % de votes. Peu avant les élections, il se fait même expulser d’une manif gilets jaunes à Nice. L’échec est une nouvelle fois cuisant : 0,54 % de voix. On se rapproche dangereusement de la débâcle de Kanye outre-Atlantique.
Mais au-delà de ce talent commun pour l’échec politique, les deux artistes semblent surtout aborder la politique de la même façon. Que cela soit une bonne nouvelle ou non, ils semblent tous les deux très sincères dans leur démarche. Malheureusement, ils partagent également cet étonnant cocktail de ferveur, naïveté et mégalomanie. Avec une sensibilité à fleur de peau, ils se jettent à corps perdu dans la lutte, oubliant au passage de construire un véritable programme, et se laissant aller où leur hyperactivité les porte. Là où Kanye s’en remet à Dieu, Lalanne se dévoue avec une candeur déroutante à son fameux devoir citoyen. Au point d'avoir du mal à faire la différence.
Finalement, c’est peut-être Pierre Desproges qui a le mieux cerné le personnage. Dès 1986, vers la trentième minute de son long entretien Tout seul en scène, il analysait le succès du chanteur en ces termes : « ce type là a un pouvoir sur les gens, et comme, à mon avis, il n’est pas très très malin, il est extrêmement dangereux ». Méchant, mais rétrospectivement lucide.