L'incroyable succès du rap indépendant en France

« C’est bandant d’être indépendant », disait Booba en 2002. Près de deux décennies plus tard, d’Alpha Wann à Lala &ce, en passant par Freeze Corleone ou Dinos, nombreux sont les rappeurs et rappeuses à avoir conservé l'excitation intacte, bien décidés à prouver qu’il n’y a pas que les majors qui peuvent faire rimer les albums avec disque d’or.
  • Alors qu'une frange de rappeurs, trop attirés par le succès, accouchent régulièrement d'œuvres standardisées et bâclées, capitalisant sur la popularité d'un genre musical en appliquant continuellement des codes de production prêts à l'emploi, d'autres, en souterrain, ont opté pour une autre voie. Libérés du poids des maisons de disques, trop concentrés sur leur art pour se focaliser sur les streams (« J’pense à mes derniers jours, pas au nombre de ventes de la première semaine », rappe Alpha Wann), ces rappeurs dits indépendants s’inscrivent ainsi dans une tradition d’artistes artistiquement autonomes, contrôlant leur image, leur présentation et leur univers, tout en suivant leur propre direction musicale.

    Avec, il faut le dire, un évident succès ces derniers mois : la « Don Dada Mixtape » a été certifiée disque d'or en à peine huit semaines, « Stamina, Memento » de Dinos s'est écoulé à près de 10 000 exemplaires en sept jours, tandis que Laylow a atteint pour la première fois la certification or avec son premier album, « Trinity », sorti début 2020.

    En interview, Isha, pourtant signé chez Parlophone, parle de cette génération de rappeurs comme d’une « classe moyenne du hip-hop ». En d’autres termes, des artistes qui n’ont peut-être pas assez d'argent sur leur compte en banque pour faire sa fête à une boutique de luxe, ni un public assez nombreux pour faire la tournée des Zénith, mais qui ont suffisamment de fans, d’expérience et d'exigence pour remplir des salles et vivre de leur art. Sans avoir à le brader : « J’fais pas d’vues sur YouTube/C’est pas grave, les showcases c’est quand même 10 000 », rappe Alpha Wann, encore lui. « Cette idée de classe moyenne du rap, c’est une catégorie dans laquelle je me retrouve complétement, ajoute Captaine Roshi. Je n’ai pas encore eu de certification, mais ça fait deux ans que je vis plutôt bien du rap. J’ai une équipe de cinq personnes pour m’aider à promouvoir ou concevoir ma musique, tout se fait en indé, sauf la distribution, et c’est très bien comme ça. On a aujourd’hui assez de moyens à disposition pour s’en sortir librement ».

    Celui a qui mis un pied dans l’industrie en postant des vidéos sur YouTube dit devoir sa situation actuelle à deux réseaux sociaux : Twitter, « parce que les gens sont réactifs et parce qu’il y a une grosse communauté de fans de rap prêts à nous promouvoir », et Instagram. Il s’explique : « Au début, je ne faisais que 20 likes par vidéo postée sur Insta. Mais j’ai continué de forcer, j’ai posté des photos pour compléter et, depuis, les gens ont compris que c’était un compte pro. Ça a crédibilisé ma démarche, et ça m’a permis de proposer aux gens tout un univers. »

    Si Captaine Roshi a rapidement changé de statut, confirmant l’essai via des projets prometteurs, tous n’ont pas connu la même ascension. C’est le cas, par exemple, de Dinos, Alpha Wann, Laylow ou Freeze Corleone qui, après plusieurs projets en groupe ou en solo au début des années 2010, ont pris le temps de perfectionner leur musique, de peaufiner leur flow et d’avancer avec un propos clairement singulier avant de revenir avec des albums certifiés disque d’or, tous publiés sur leurs labels (Don Dada, 667, Digitalova).

    « Le succès actuel de ces rappeurs permet de comprendre qu’il faut laisser du temps aux artistes de murir et de travailler leur musique, ajoute Captaine Roshi. Les grandes maisons de disques ont trop souvent tendance à vouloir uniformiser les artistes ou à précipiter la sortie d’un album dès qu’un single fonctionne. Là, on voit que le public se reconnaît dans des démarches singulières, qui ne ressemblent à aucune autre. »

    Ce dont les rappeurs et les rappeuses ont semble-t-il bien pris la mesure en arpentant un chemin qui ne croise que rarement la route de Skyrock ou des majors (si ce n'est pour des questions de distribution), c'est cette double réalité : la nécessité de se construire une indépendance qui aille bien au-delà de la simple création d'un label (ça passe par des fringues, des collaborations avec des marques, des clips plus artistiques que racoleurs, etc.), mais également la nécessité d'avancer groupé. « On a compris que l’on serait plus fort si on s’aidait, confesse Captaine Roshi, qui a pu enregistrer des collaborations avec Alpha Wann, PLK ou Key Largo ces dernières années. Cette vibe collaborative n'était pas forcément là auparavant. Un peu comme si on avait compris que l'on pourrait tous profiter des joies de la vie d'artiste si on partageait le gâteau, sans tomber dans la course au plus riche, au plus gros vendeur, etc. »

    Auteure d’un des albums de rap français les plus salués de l’année (« Everything Tasteful »), particulièrement présente dans la presse, Lala &ce ajoute : « Aujourd’hui, chacun a son équipe, sa petite fanbase, ce socle qui fait que l’on peut vivre correctement de notre art sans le travestir. Personnellement, c’est aussi pour ça que j’ai monté mon label : pour me produire, faire vivre d’autres artistes et vivre grâce à eux. Le but, après tout, c’est de construire une carrière sur le long terme, pas d’être simplement en top tendance sur les services de streaming. »

    La question d’une marche qui serait trop haute ne se pose donc plus au sujet des artistes évoqués ci-dessus, auxquels il convient d’ajouter Benjamin Epps, Josman, Limsa D’Aulnay, Khali ou encore Zinée et Zuukou Mayzie : tous sont relativement bien mis en avant dans les playlists Spotify ou Deezer, beaucoup sont soutenus par des médias, spécialisés ou non, et tous incarnent l’essence d’un rap « underground » avec ce tout qu’il y a d’authentique et d’excitant pour les puristes, ou tout simplement pour ceux à la recherche de chemins de traverse, mais aussi pour ces artistes qui ont eu le sentiment de se perdre au sein des majors.

    Après tout, ce n’est peut-être pas un hasard si des gros vendeurs tels que Nekfeu, Damso ou Vald ont fini, ces dernières années, par monter leurs propres structures, en quête d’une liberté de mouvement et probablement dans l’idée de s’écarter des considérations extra-musicales. Car, comme le résume très simplement l’auteur des « Étoiles Vagabondes » : « J’ai pas signé pour ça, moi j’suis un artiste ».