2022 M01 25
Ton ouvrage débute en 1986. Est-ce à dire que tout a commencé pour toi cette année-là ?
À 14 ans, en 1982, je commençais déjà à me rendre aux Bains Douches. J’y croisais des mecs comme Fab 5 Freddy, mais j’étais trop jeune pour que ça symbolise quoi que ce soit. En revanche, à la même période, je découvre le hip-hop en plein centre de Paris, quelque chose qui me paraît très riche et très varié. Clairement, il y a le hip-hop des graffeurs, celui des danseurs ou celui des DJ’s. On ne parle même pas encore des rappeurs, finalement. Le mouvement n’englobait pas toujours toutes ces activités, mais le fait que chacun se démenait pour faire vivre chaque discipline contribuait à faire grandir notre culture. Et il en est de même pour la photographie : à travers mon livre, je raconte ainsi une certaine vision du hip-hop, une façon de le photographier, avec un style très énergique et contrasté.
En 1986, donc, que se passe-t-il de si important pour toi ?
C’est à ce moment-là que je découvre vraiment le hip-hop, notamment grâce à des activistes comme Bando qui ont ramené le graffiti en France. Un noyau existe, mais cette culture étant portée par des jeunes, tout va très vite. Entre 16, 18 et 20 ans, on change beaucoup, on n’est plus tout à fait la même personne, et cela se ressent dans la façon dont on aborde le hip-hop. Puis, surtout, il y a ma rencontre avec Solo aux Bains Douches. Il me présente toute sa bande de potes, les gars d’Assassin. Ils ont mon âge, partagent le même amour que moi pour New York, et ont cette positivité et cette bienveillance qui me plaît. Tout prend sens. D’autant que je suis métisse et que je me reconnais dans ce métissage de cultures urbaines, américaines et françaises.
Lorsque tu rencontres Afrika Bambaataa, le Wu-Tang ou A Tribe Called Quest, tu as conscience de faire face à des poids lourds du hip-hop ?
Au début, j’ai conscience d’assister à quelque chose de nouveau. Reste que tout se fait naturellement, rien n’est forcé. À cette époque, je passe du monde de la mode, où j'étais assistante de Stéphane Sednaoui, à celui du hip-hop, tout aussi créatif mais peut-être plus intéressant parce qu’il vient du ghetto et qu’il déploie quelque chose de très authentique. En France, on copiait les États-Unis, on empruntait leurs codes, mais c’est logique. Là-bas, cette culture était déjà bien en place. Par exemple, c’est tout naturellement que je photographie les jeunes Nas et Jay-Z dans une boîte de nuit à New York. Pareil pour Smif-n-Wessun, avec qui je deviens vite proche. J’ai 24 ans, ils en ont quatre de moins, mais ils sont très pros. Alors, on sympathise.
Il y avait encore très peu de presse spécialisée hip-hop au croisement des années 1980/1990. Comment faisais-tu pour rencontrer tous ces artistes ?
À l’époque, il n’y avait pas d’échelle de valeurs entre les artistes que je côtoyais. Reste qu’au moment où je me rends compte que certains viennent des banlieues profondes, qu’ils profitent de Paris et de ses perspectives pour s’intégrer et gagner leur vie autrement, je me dis qu’il faut documenter ce quotidien-là. Pareil lorsque je vais à New York : je me fiche de l’Empire State Building, je veux juste voir ce qui se passe à Harlem et dans ces quartiers où tout le monde me déconseille de me rendre. Y compris les taxis… Pourtant, c’est comme ça que j’ai réussi à développer tous ces liens : sans avoir peur, en cherchant à comprendre leur vie et, parfois, en devenant amie avec eux.
« Avec JoeyStarr, on arpentait ensemble les milieux hip-hop, on suivait les graffeurs, je l’accompagnais lorsqu’il allait rapper, on faisait la fête ensemble. »
À propos d’amitiés, au sein de l’exposition Hip-Hop 360 à la Philharmonie, on peut voir plusieurs de tes photos de Joey Starr. Notamment une où il est en train de tagguer. Dans quel état d’esprit était-il à l’époque ?
En 1984, j’ai rencontré Annie Leibovitz, qui m’a conseillé de photographier mon milieu, de raconter ce que je connais le mieux. J’ai commencé par mes parents, puis par mes proches. À l’époque, je traine beaucoup avec Joey et sa bande. D'ailleurs, il a encore son nom de taggueur, Joe One, à ce moment-là... Ce que l’on voit à la Philharmonie, ce sont donc des photos de notre intimité, des clichés qui racontent ce que l’on vit. À cette époque, il rentre de l’armée et c’est un jeune homme très drôle, avec une super répartie et l’intelligence des cités. On arpentait ensemble les milieux hip-hop, on suivait les graffeurs, je l’accompagnais lorsqu’il allait rapper, on faisait la fête ensemble, etc. D’ailleurs, pour l’anecdote, je me rappelle d’une soirée en banlieue où, ne sachant pas comment rentrer chez moi, il me file 50 francs tout en me disant d’accepter et de ne pas me soucier d’où lui passerait la nuit. Il était très bienveillant.
De ton côté, tu n’as jamais pensé à rapper ?
Je faisais partie d’un groupe avec Eva Campocasso (directrice artistique pour Chanel, Jean-Paul Gaultier ou Karl Largerfeld, ndr) et d’autres filles rencontrées aux Bains Douches : les Princesses. À l'époque, on allait tous les mercredis chez Gigi Lepage, qui vivait avec Solo et était alors styliste pour Jean-Baptiste Mondino, et on rappait, juste après Assassin et juste avant que NTM n’arrive. Enfin, ce n’était pas encore le NTM que l’on connaît. Ils apprenaient le métier à ce moment-là. De notre côté, on a arrêté assez vite de se rendre là-bas, on n’avait clairement pas le niveau.
Parmi tes photographies les plus connues, il y a aussi celle de MC Solaar. Quelle est l’histoire derrière celle-ci ?
Solaar, je le photographie parce qu’on se croise régulièrement chez Radio Nova. Il ne fait pas partie de ma bande, mais j’ai réussi à vendre un article sur le hip-hop à un magazine d’étudiants et j’ai envie de parler de lui. Au début des années 1990, il est tout aussi important que NTM. Beaucoup ont jasé sur lui, notamment au moment de sa signature en maison de disques, mais c’est peut-être l’un des artistes qui synthétise le plus l’esprit hip-hop : il est marrant, humble, dans l’expérimentation, il tisse des connexions avec l’Amérique et a permis la signature en labels d’un certain nombre d’artistes.
D’ailleurs, quand j’étais à New York en 1996, Solaar était le seul qui fonctionnait là-bas… Mais pour en revenir à la photo, c'est juste que je voulais absolument l’avoir dans mon article. Ça tombait bien : il venait de recevoir le 45t de Bouge de là et était habillé comme sur la pochette. Le hasard total. Puis les gamins du quartier l'ont reconnu. Ils sont venus poser, tout faisait sens.
On dit souvent, et à tort, que le hip-hop est une culture misogyne. À l’inverse, ton livre souligne bien l’importance des femmes dans l’éclosion de cette culture.
À travers cet ouvrage, j’ai voulu condenser dix ans de photographies et ramener ce côté féminin qui a longtemps été oublié. Aux débuts du hip-hop en France, on est une bonne dizaine de fly girls à vivre cette culture à 100%, à y participer. Côté rappeuses, il y a notamment Sté Strausz ou B-Love. Depuis, certaines danseuses sont devenues chorégraphes à part entière, des artistes continuent de chanter, à l’instar de K-Reen. C’est juste regrettable que la France n’ait pas su mettre l'accent sur la féminité de cette culture.
De ton côté, dirais-tu qu’être une femme n’a jamais posé de problèmes ?
Si, bien sûr. J’ai parfois eu le droit à des remarques misogynes, à des artistes qui ne voulaient pas qu’une femme fasse leurs photos ou qui m’empêchent carrément de réaliser leurs clips. Mais c’est probablement un problème français… Aux États-Unis, par exemple, on se fichait de savoir de quel sexe j’étais, on portait mon matériel, on respectait mon travail, on m’invitait au resto pour parler d’une collaboration, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison que j'ai réalisé peu de pochettes d'albums en France. Ici, on pensait à l'argent avant tout. Il fallait absolument un nom, un photographe à la réputation si forte que la collaboration garantissait un passage sur MTV ou ailleurs.
Dans ton livre, il y a également un entretien avec Matthieu Kassovitz. Penses-tu que La Haine constitue un point de bascule dans la popularité et la respectabilité du hip-hop en France ?
Ce qui est certain, c’est que c’est un très grand film, très artistique, qui retranscrit avec beaucoup d’humanité et d’authenticité ce que j’ai ressenti dans ces coins urbains. C’est une œuvre d’art à part entière. Mais si j’ai souhaité cette interview, c’est parce que je me reconnais dans cette démarche : on sent ici que Matthieu pense à l’universalité de son sujet, il ne réalise pas ce film uniquement pour la France. De mon côté, quand je photographie Joey Starr ou Booba, je pense la même chose : je veux que les gens en Afrique, à Londres ou à New York comprennent tout aussi bien que les Français qui sont ces artistes.
À propos de Booba, comment s’est passé le shooting à ses côtés ?
Les photos sont issues du livret de la compilation « Hostile », on est donc dans un cadre différent, avant tout promotionnel. Mais ce qui est marrant, c'est qu’ils m’ont appelé pour m’engueuler au moment de la sortie du projet. Sur les photos, on ne les voit pas très bien, et ça semblait les déranger. Reste que je sentais que Booba avait quelque chose de spécial. Il avait beau être un gamin à l’époque, il dégageait déjà un truc charismatique, une belle allure et beaucoup de prestance. Peu de temps après le shooting, il est parti en prison, mais c’était une évidence qu’il pouvait faire son chemin dans le rap. Il a ce quelque chose en plus qui peut fasciner l’œil d’un ou d’une photographe. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a eu le droit à cette photo de profil, sans son compagnon Ali. Tout simplement parce qu’il a la beauté de ces invisibles qui vivent en banlieue.
Tu as également photographié un certain nombre de lieux cultes de la culture hip-hop : le terrain vague de La Chapelle, le Globo, etc. Au sein duquel gardes-tu le plus de souvenirs ?
Je suis attaché à ces endroits pour des raisons différentes à chaque fois. Au terrain vague de La Chapelle, on ne savait jamais sur qui on allait tomber. Certains venaient dépouiller les habitués, d’autres étaient simplement là pour découvrir de nouvelles musiques ou parler de graff. Chez Ticaret, c’était l’occasion d’acheter des produits hip-hop auxquels on n’osait même pas penser. On les voyait dans les clips américains et ils étaient désormais à disposition. Quant au Globo, c’est là que je retrouvais mes potes et que l’on écoutait la musique que l’on aimait dans un contexte de fête. Je ne dis pas qu’il faut vénérer cette époque, mais la documenter m'a permis de participer aux fondations du hip-hop en France. Une base sur laquelle on a pu bâtir une culture vivante et toujours en mouvement.
À noter que, en plus du livre Hip Hop Diary of a Fly Girl, sorti aux éditions Ofr, Maï Lucas expose jusqu'au 1er février une trentaine de ses œuvres à la Tour Saint-Jacques, 39 rue de Rivoli, Paris.