2020 M05 19
Unanimement célébrée par certains, soupçonnée d’académisme et de consensualité par d’autres, The Eddy, l’une des dernières créations originales de Netflix, réalisée par Damien Chazelle, a au moins une qualité : rappeler que le jazz vit actuellement une effervescence comme il n’en avait pas connu depuis plusieurs années. Si ce n’est plusieurs décennies. De Paris à Bruxelles, de Johannesburg à Londres, le monde accueille ces derniers temps une nouvelle génération d’artistes qui donnent une préférence marquée aux objets sonores non identifiés - ce dont l’auditeur avide d’horizons neufs ne peut que se réjouir.
« C’est plus une énergie reconnaissable qu’un son reconnaissable, affirme Lex Blondin, un Français exilé à Londres, d’où il pilote le Total Refreshment Center, épicentre du jazz en Angleterre. La scène se développe d'un point de vue mélodique et s’ouvre à d’autres univers. Ce n’est plus uniquement du jazz. » En exemple, il cite « The Corner Of A Sphere », le dernier album d'Alabaster DePlume, un poète et saxophoniste de Manchester : « C'est un OVNI indéfinissable, mais il fait un carton : il est "playlisté" dans tous les sens, y compris par des DJ de house qui l'intègrent dans leurs sets. Bon Iver a même samplé un de ses morceaux pour l'un de ses derniers singles. »
De l’autre côté de l’Atlantique, à Chicago, International Anthem connaît le même engouement, porté par une démarche inclusive et un engagement politique fidèle à l’héritage de l’Art Ensemble Of Chicago. Si Scott McNiece, l'un des fondateurs de ce label, l’un des plus excitants du moment, attribue le retour en force du jazz à un intérêt plus prononcé que jamais pour la musique dite "black", sous toutes ses formes, ainsi qu’à des albums comme « To Pimp A Butterfly » de Kendrick Lamar et « The Epic » de Kamasi Washington, nul doute qu’une partie de cet engouement réside dans la qualité d'albums sortis récemment, d'une rare inventivité.
« East Of The Ryan » de Ben LaMar Gay et « Who Sent You ? » d'Irreversible Entanglements sont de ceux-là : « Cette musique est complexe, ce n'est pas du tout de la pop. On les suit depuis un moment, mais je suis toujours surpris de voir un nombre toujours plus grand d'auditeurs se connecter à ces expérimentations. »
Dans les faits, le jazz reste malgré tout une musique de niche. International Anthem a frôlé la banqueroute à plusieurs reprises et n’édite que rarement ses albums à plus de 2500 exemplaires. Pareil pour le Total Refreshment Center, même si Lex Blondin note qu’il se passe « quelque chose actuellement au niveau des streams. The Wad du Vels Trio, par exemple, fait 2,5 millions d’écoutes sur Spotify. » Cette réussite, le Français dit qu’elle tient peut-être aux nombreuses connexions que son label/espace de création tente de mettre en place, que ce soit avec les Sud-Africains de Mushroom Hour Half Hour ou les Américains d’International Anthem. « On a les mêmes valeurs, donc c’est un échange de bons procédés, explique-t-il. Ça permet de développer des projets communs, de faire se rencontrer des musiciens et des esthétiques différentes. »
Si Scott McNiece et Lex Blondin reconnaissent que le confinement a mis un sérieux coup de frein à leurs activités, tous les deux se réjouissent des initiatives mises en place ces dernières années : il y a Boiler Room qui accueille désormais les performances de jazzmen biberonnés à la culture dancehall ou aux musiques électroniques ; il y a des artistes comme The Comet Is Coming ou l’écurie Brainfeeder « qui ont donné de la motivation aux plus jeunes et encouragé les programmateurs à s’intéresser au jazz », dixit Lex Blondin ; enfin, il y a ces festivals, toujours plus nombreux à se spécialiser (à l’image de l’exigeant Meadows In The Mountains en Bulgarie) ou tout simplement à s’ouvrir à un genre musical longtemps regardé avec méfiance.
« C’est un fait : il y a de plus en plus de place en festivals ou dans les salles de concert pour les artistes de jazz, confirme le patron du Total Refreshment Center. Un musicien comme Neue Grafik a l’opportunité de donner beaucoup de concerts, ce qui lui permet de vivre. Sans compter tous ces évènements qui nous confient une soirée spéciale ou autre : étant donné que les albums mettent toujours un peu de temps à être rentables, on va dire que c’est un bon moyen de faire vivre notre musique. » Et Scott McNiece de conclure en évoquant une troisième raison non mentionnée précédement, mais capable d’expliquer selon lui l’aura du jazz en 2020 : « Il suffit de regarder ce qu’il se passe au cinéma, en cuisine ou dans la mode : il y a un retour du fait main, et le jazz s’inscrit dans cette tendance. Alabaster DePlume, Jeff Parker, Ben LaMar Gay, Nérija ou même Neue Grafik, ce sont de formidables instrumentistes et leur démarche, très DIY, très libre, paraît peut-être plus honnête et plus humaine aux oreilles des auditeurs. »