2022 M10 4
L’année 1997 est unanimement considérée comme un très grand cru en matière d’albums sérieux, mais cela ne doit pas occulter le fait qu’à l’époque, les charts sont dominés par une tripotée de chansons pop terribles, comme le MMMBop de Hanson, le Tubthumping de Chumbawamba et les singles des Spice Girls, qui sont alors au sommet de leur gloire (la fameuse Spice Mania).
Et au mois de septembre, après avoir déjà passé l’été à danser sur de l’eurodance, voilà que l’Europe est percutée de plein fouet par un phénomène ultracoloré et kitsch qui sied à merveille à cette année-là. Venus du Danemark et de Norvège, les quatre membres du groupe Aqua déferlent sur toutes les ondes du continent avec un morceau imparable, construit autour de la voix suraiguë et comme gonflée à l’hélium de la chanteuse Lene Nystrom, qui chante des paroles plus que suggestives en incarnant un cliché de la bimbo Barbie, face à un Ken chauve (René Dif) qui s’adresse à elle quasiment comme un acteur porno.
Ajoutez des hooks aussi irrésistibles que les accords mineurs utilisés et une rythmique qui dépasse allègrement les 120 bpm, et vous obtenez la chanson bubblegum pop parfaite, un énorme carré de sucre très fun qui ne se prend pas du tout au sérieux.
Le troisième larron d’Aqua (Soren Rasted) en a eu l’idée en visitant une expo où des poupées Barbie assemblées en boule formaient une planète. Cette œuvre très kitsch lui inspire les phrases désormais culte du morceau, "Life in plastic, it’s fantastic" puis "Come on, Barbie, let’s go party", qui vont changer le destin d’un groupe qui n’a alors sorti qu’un single resté confidentiel sous le nom de Joyspeed (Itzy Bitzy Spider).
Les membres du groupe n’ont cessé de le répéter depuis, ils n’ont pas beaucoup réfléchi aux paroles avant de les écrire. Certes, ils ont bien admis avoir voulu se moquer du fantasme incarné à l’époque par la Pamela Anderson d’Alerte à Malibu, et de la mode alors naissante de la chirurgie plastique.
Et même si 1997 n’est pas 2017, Barbie Girl est vu alternativement comme un morceau anti-féministe dégradant qui objective la femme en jouet sexuel, ou au contraire presque comme un hymne anti-misogynie qui moque les clichés et la sexualisation associés à Barbie.
Comme souvent, le public et la critique ont davantage réfléchi à la question et interprété la chanson que le groupe lui-même, qui a composé ce morceau à une époque très naïve et peu regardante sur toutes ces questions. Ce qui saute d’ailleurs aux oreilles à chaque fois que l’on réentend Barbie Girl aujourd’hui, c’est à quel point ses sous-entendus sexuels sont directs.
Barbie appelle Ken à lui "brosser les cheveux" (passe encore), elle l’invite à la "déshabiller partout" (ça dérape) avant de la rhabiller en "serrant fort" (gloups), car elle est "[sa] poupée", celle qu’il peut "embrasser ici", "toucher là", "hanky panky" (expression olé olé explicite en anglais), "faire marcher", "faire parler", et à qui il peut "faire tout ce qu’il veut" tandis qu’elle n’a qu’à "le supplier à genoux"…
Sur la scène de l’Eurovision en 2001, Aqua ajoutera même quelques grossièretés qui scandaliseront une partie du public. Et dire que Barbie Girl a été l’un des tubes de prédilection de toute une génération d’enfants et de jeunes filles en particulier.
Mais ce qui est de l’ironie en Scandinavie est pris très au premier degré chez les puritains américains, pourtant à l’origine de la création de cette poupée hypersexualisée, mais qui ne comprennent pas non plus pourquoi Nystrom ne ressemble pas vraiment à une poupée peroxydée avec d’énormes loches, mais à une rock star brune et longiligne.
L’histoire américaine du groupe prend un tournant un peu surréaliste lorsque Mattel attaque en justice Aqua à cause du morceau : la marque qui commercialise Barbie accuse entre autres le groupe de violation de copyright et surtout de transformer son précieux jouet en plastique si innocent en un objet sexuel, les paroles utilisant le terme de "blond bimbo girl".
Ce feuilleton judiciaire haletant durera plusieurs années et ira même jusque devant la Cour suprême (bienvenue aux Etats-Unis), où la marque de jouets perdra pour de bon le combat en 2002, la justice américaine reconnaissant à Aqua le droit à la parodie, face à ce qui est considéré comme une interprétation de Mattel. Et le jugement de la Cour suprême sera conclu par une phrase devenue célèbre : "the parties are advised to chill."
Cette histoire a bien sûr fait beaucoup de publicité pour le groupe comme pour la marque, et comble de l’ironie, cette dernière utilisera en 2009 une version du morceau avec des paroles plus soft dans une vidéo, afin de redynamiser les ventes d’une Barbie alors en perte de vitesse.
Voilà une préoccupation qu’Aqua n’avait pas à l’époque de Barbie Girl : le single s’écoule à plus de huit millions d’exemplaires dans le monde, et devient numéro un des charts dans une douzaine de pays en Europe – dont la France évidemment – et il réussit également la performance de cartonner sur le marché américain.
Le morceau est aussi l’un des plus vendus de l’histoire au Royaume-Uni, et le phénomène est largement amplifié par la diffusion en boucle sur MTV – alors encore très influent dans la musique populaire –, de son clip très cartoonesque, devenu presque aussi connu que le titre lui-même.
Il faut dire qu’Aqua avait l’habitude de mettre le paquet sur ses vidéos colorées en Technicolor – celle de Cartoon Heroes en 2000 est l’une des plus chères de tous les temps.
Le clip de Barbie Girl ne déroge pas à la règle, en sortant tout l’attirail de la poupée de Mattel (décapotable rose, cheval, maison avec piscine gonflable dans un studio…), et en confiant évidemment à Lene Nystrom et René Dif les rôles de Barbie et Ken, avec lesquels ils en font des caisses dans le genre parodique, Ken arrachant par exemple le bras de Barbie sans faire exprès.
Mais si la chanteuse d’Aqua se prête volontiers au jeu en enchaînant les poses lascives dans la peau de la poupée, elle refuse catégoriquement de porter une perruque blonde ou de se teindre les cheveux pour ressembler à Barbie, considérant que cette transformation va à l’encontre du message réel de la chanson, qui encourage à s’accepter et à aimer son apparence telle qu’elle est.
L’embrouille qui en découle fait prendre plusieurs heures de retard au tournage, et malgré la pression du réalisateur et du label (Universal), Nystrom ne cède pas, ce qui les oblige à trouver en urgence à des acteurs pour jouer les vrais Ken et Barbie dans la vidéo. La légende raconte que ces deux-là se sont rencontrés sur le tournage et sont aujourd’hui mariés avec deux enfants…
En février dernier, cette vidéo est entrée dans le club très fermé des clips musicaux ayant dépassé le milliard de vues sur YouTube. Signe de la longévité et du retour de hype de Barbie Girl, elle a encore engrangé plus de 100 millions de visionnages depuis cette date.
Car si Barbie Girl a été élu "pire chanson des années 1990" en 2011 par les lecteurs du magazine américain Rolling Stone visiblement un peu perdus, elle est désormais redécouverte par une nouvelle génération qui se prend de passion pour les années 1990, notamment grâce aux versions imaginées par Jul (My World) ou Booba (Ratpi World) en France.
Et dans le monde entier, on ne compte plus sur YouTube ou les réseaux sociaux les remix et reprises qui ralentissent le tempo du morceau, changent carrément son style ou une partie de ses paroles pour coller davantage à l'époque.
Quant à Aqua, ils fêtent forcément cette année le vingt-cinquième anniversaire de leur premier album ("Aquarium") contenant Barbie Girl, et où l’on trouve aussi d’autres tubes parvenus au sommet des charts au Royaume-Uni (Doctor Jones, Turn Back Time), au grand dam de certains médias britanniques, comme le NME qui avait assassiné le disque (1/10) à sa sortie, qualifié de "sensation réservée aux serial killers".
Une critique qui résume bien le clivage très important persistant autour de Barbie Girl. Mais quoi qu’on en pense, contrairement à une idée reçue, Aqua ne rentre pas du tout dans la catégorie des one-hit wonders, et comme "Aquarium", leur deuxième album sorti en 2000 ("Aquarius") s’est écoulé à des millions d’exemplaires dans le monde.
C’était une autre époque : en 2011, Aqua ne retrouvera évidemment pas les mêmes sommets avec "Megalomania", album de comeback qui reste son dernier à ce jour.
Le groupe se concentre aujourd’hui sur les tournées et la réédition en vinyle (rose, bien sûr) d’"Aquarium", et même si on vient d’apprendre que Barbie Girl ne sera scandaleusement pas présent dans la bande-originale du futur film Barbie (2023) avec Margot Robbie, Ryan Gosling et Emma Mackey, le long-métrage de Greta Gerwig devrait encore nous remettre le morceau dans la tête, même s’il n’en est jamais vraiment sorti depuis 1997.
Aqua le sait mieux que personne : en avril dernier, Soren Rasted a déclaré à Rolling Stone : "les gens veulent probablement nous tuer".
#BARBIE
— Warner Bros. Pictures (@wbpictures) April 26, 2022
July 21, 2023
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