2022 M07 11
À quoi reconnait-on un classique ? Au nombre d’exemplaires vendus ? À tous les morceaux qu’il contient et qui, de fait, ont imprégné l’imaginaire collectif ? Ou, plus certainement encore, à l’impact qu’il a pu avoir sur les générations suivantes ? Qu’importe le critère de sélection, « channel ORANGE » coche à l’évidence toutes les cases.
C’est le disque qui sonne comme le « confessionnal de l’Amérique d’aujourd’hui », dixit le New Yorker ; l’album d’un homme dont « le talent et la sexualité pourraient bouleverser les frontières de la musique », d’après le Los Angeles Times ; le long-format d’un artiste qui connaît ses complexes, chante ses complexités, préfère parler de ce qu’il ressent dans le cœur plutôt que ce que lui inspire le cul et qui, dès lors, ridiculise le clinquant de ces chanteurs R&B obsédés à l’idée que les fesses claquent au rythme de leurs mélodies.
En juillet 2012, Frank Ocean (nommé ainsi en hommage à Frank Sinatra et son film préféré, Ocean’s Eleven) n’en est pas à son premier coup d’essai : l’Américain, en plus d’avoir écrit pour d’autres (Brandy, John Legend, Justin Bieber) et d’avoir redynamisé la scène californienne au sein d’Odd Future, a également publié une mixtape dans son coin, « Nostalgia, ULTRA », téléchargée plus d’un million de fois. Avec « channel ORANGE », toutefois, tout change : tout le monde est alors fasciné par ce laboratoire de recherche à distance exacte entre une chambre nuptiale et le cabinet d'un psychologue. « Je ne ferais pas ça si ça n'avait pas un effet cathartique », disait l'intéressé, à peine conscient à l'époque de permettre alors à toute une génération d'assumer ses fêlures, ses névroses, ses envies, ses regrets.
Au même moment, d'autres artistes entreprennent la même démarche (Drake, The Weeknd), sans oublier ceux qui ont préparé le terrain plusieurs années ou décennies avant lui (James Brown, Prince, Pharrell, etc.). Reste que c'est bien Frank Ocean qui, en 17 morceaux, donne l'impression de nettoyer le terrain. Super Rich Kids, Pyramyds, Lost ou Thinkin’ Bout You : tous ces titres sont incapables de se contenter de soul, de funk, d'électro ou de R&B, ils accueillent toutes ces sonorités, toutes ces influences et en orchestrent les noces dans de douces mélodies. Mieux : par ce mélange des genres, aussi mielleux que spatial, ils offrent au futur de fascinantes pages blanches à compléter.
Pour s'en rendre compte, il suffit de se plonger dans les interviews de Brockhampton, Daniel Caesar, Khalid, Lorde ou Lil Nas X : tous ont loué la maestria avec laquelle Frank Ocean a bouleversé les codes de l'instrumentation, s'autorisant les ruptures rythmiques, les mélodies à tiroirs. Il suffit également d'écouter les reprises de ses chansons par différents artistes (Dua Lipa, Eddy De Pretto, Jorja Smith) ou les discographies de ses potes (A$AP Rocky, Tyler, The Creator), voire même les albums de Billie Eilish, pour comprendre que « channel ORANGE » a sans doute incité toute une génération à accepter sa vulnérabilité, à embrasser avec la langue ses idées noires, autant dans l’idée de les dompter que de les fidéliser, d’apprendre à vivre avec.
À l’image de Kanye West avec « 808s and Heartbreak », pour ne citer que lui, Frank Ocean a également réussi un joli coup : tourner le dos aux étiquettes et s'imposer en tant que storyteller à part entière. Ce n'est pas simplement un chanteur de R&B rongé par la douleur d'un « amour non partagé » que l'on écoute ici : c'est un chanteur-auteur-compositeur qui, avec « channel ORANGE », réinvente alors la figure de l’artiste iconique, maître de son image et désormais autorisé à la discrétion et au retrait du jeu médiatique.