2022 M01 6
On peut enfermer deux génies dans un studio, et leur laisser une carte blanche. Mais rien ne vous assure que le produit final, en l’occurrence ici un album, soit au niveau des deux immenses talents mis bout à bout. Et si la promesse d’une collaboration Bashung-Gainsbourg était sur le papier prometteuse, le résultat, intitulé « Play Blessures » et sorti en 1982, n’a pas vraiment atteint les sommets espérés. Quarante ans après, on rembobine.
En 1980, Boris Bergman, l’un des paroliers d’Alain, lui écrit une chanson qui va d’une manière changer sa vie : Gaby Oh Gaby. Le titre devient un tube, les jeunes dansent dessus en boite, l’écoutent en fumant des pétards ou à bord d’une Renault 4L. Pour le chanteur français, 33 ans à l’époque, le succès de ce titre fait de lui une icône. L’album suivant, « Pizza », sort en 1981. Le disque se vend à plus de 500 000 exemplaires et tout le monde veut un bout d’Alain.
Durant toute la première année de Mitterrand au pouvoir, Bashung enchaine les tournées. Les interviews. Les télés. Les apparitions en public. Fatalement, à la fin de l’année, le bonhomme est rincé. Une histoire racontée dans cet article de l'Express par Jean Fauque, un ami et parolier d’Alain, montre l’état physique et mental de l’artiste : « Le 2 janvier 1982, sa femme, Chantal, m'a téléphoné vers 7 heures du matin: 'viens vite... j'espère qu'Alain sera encore vivant quand tu arriveras.' Lorsque je l'ai découvert dans sa cuisine, il avait le regard triste et abattu et a pointé un couteau de cuisine en me lançant: 'je vais me le planter dans le coeur' ».
Bon, finalement, Jean Fauque parvient à ramener son pote à la raison. Alain Bashung remonte la pente, part en Suisse soigner sa dépression et fait un peu le vide autour de lui. Il se sépare notamment de son parolier Boris Bergman, pourtant essentiel à son succès. Ce qui veut dire qu’il n’a plus personne afin d’écrire les textes pour ses nouvelles compositions, mises en boites au même moment que les B.O. des films Le Cimetière des Voitures et Nestor Burma, détective de Choc. En testant de nouvelles techniques, de nouveaux musiciens et de nouveaux instruments (notamment une boite à rythme Roland TR-808), et en fumant énormément de cannabis précise Pierre Mikaïloff dans le livre Bashung, Vertige de l’Amour, Alain prend une direction artistique totalement inédite. L'inspiration sonique est britannique, où des groupes comme Magazine, Duran Duran ou encore Depeche Mode insufflent un vent nouveau sur le rock avec la new wave.
Si sur le plan musical, les mélodies saccadées et fiévreuses vont de bon train, il manque un élément essentiel à l’album : des paroles. Un certain Henri Steimen est dégoté pour l’écriture, mais le duo ne s’accorde pas. En août 1982, un rendez-vous est pris pour qu’Alain et Serge Gainsbourg, deux grands timides, se rencontrent. Et ça matche puisque les deux nouveaux amis prennent vite l’habitude de se retrouver au bistrot vers 15 heures pour écrire, dans une ambiance qui mêle Suze-Perrier et tequila, avant de filer au studio en fin d’aprem.
Le duo maléfique compose ensemble des chansons aussi noires que les mélodies qui les accompagnent. L’une des premières qu’ils écrivent ensemble s’intitule J’croise aux Hébrides et raconte la mort de Bashung. Le soir, Alain et Serge filent en boite de nuit et terminent la soirée au petit matin.
Gainsbourg est aussi présent quand Bashung enregistre, au studio 92 à Boulogne-Billancourt, les voix pour le disque. Ils reprennent leurs bonnes vieilles d’habitudes de se retrouver d’abord au bar, dans un troquet près des usines de Renault, pour débuter la journée (à 14h on vous rassure) avec quelques verres. Une ambiance à la fois triste et festive qui donne des textes comme « Tête brûlée / J’ai plus qu'à m'ouvrir le canadair / N’essayez pas de m’éteindre / Je m'incendie volontaire » sur le titre Volontaire ou « Arrête de me dire que je vais pas bien / C’est comment qu'on freine / Je voudrais descendre de là / C’est comment qu'on freine » issu de C’est comment qu’on freine.
Les 10 morceaux de « Play Blessures », qui ressemblent mises bout à bout à la B.O. d'un junkie dépressif dont la vision du futur donne plutôt envie de mettre une corde autour de son cou, sont bien accueillis par les critiques de l’époque. Moins bien par sa maison de disque, Philips, qui ne s’attendait pas à un tel virage musical. Après « Pizza » et ses 500 000 exemplaires vendus, ce n’est pas un virage, mais un carambolage sur l’autoroute à 200km/h auquel on assiste. Le disque peine à atteindre les 65 000 ventes, malgré les bonnes critiques et la qualité des textes du duo.
Comme de nombreux artistes en avance sur leur temps, comme "Melody Nelson" dix ans plus tôt, Alain n’obtient pas de succès commercial avec « Play Blessures ». Serge se tire et ne cherche pas à le recontacter, ni même à prendre de ses nouvelles. En même temps, Gainsbourg était en passe de devenir Gainsbarre. Et peut-être que cet échec lui est resté en travers le la gorge.