Pourquoi "Tár" est LE grand film sur la toxicité des stars de la musique

Diffusé ce soir sur CANAL+, le long-métrage de Todd Field nommé aux Oscars cette année est bien plus que le portrait d’une cheffe d’orchestre fictive – jouée par Cate Blanchett – en pleine descente aux enfers. Tár est un chef-d’œuvre glaçant sur la mécanique du pouvoir et la façon dont la célébrité peut corrompre n’importe qui et aboutir aux comportements les plus condamnables. Attention : spoilers dans cet article.
  • À sa sortie, le troisième film du si rare Todd Field n’a pas échappé à sa petite polémique. Comment le réalisateur et scénariste américain – si talentueux mais si rare sur nos écrans – a-t-il pu oser imaginer l’histoire d’une cheffe d’orchestre aussi imbuvable et imbue de sa personne que Lydia Tár, alors que l’immense majorité des abus de pouvoir sont le fait des hommes – dans la musique comme ailleurs ?

    En refusant de centrer son récit sur un prédateur masculin ou sur une héroïne triomphante – trop commun dans les deux cas – Todd Field a au contraire trouvé un moyen audacieux de mettre en lumière toute la complexité des jeux de pouvoir sans raccourci facile. Car avant d’être une anti-héroïne, Lydia Tár est d’abord présentée comme la plus grande cheffe d’orchestre du monde, la première à être nommée pour diriger l'Orchestre philharmonique de Berlin.

    C’est une femme à succès, longuement interviewée par le prestigieux New Yorker dans une longue et saisissante scène d’introduction, avant la parution d’un livre et surtout un concert de la Symphonie n°5 de Gustav Mahler, qui doit être enregistré pour le non moins prestigieux label classique Deutsche Grammophon. Pour parfaire le tableau de la femme idéale, Tár est même à la tête d’un programme visant à aider les cheffes d’orchestre à percer dans le monde très masculin de la musique classique.

    En surface, rien ne dépasse donc. Les fans de Tár viennent lui manger dans la main dès qu’ils en ont l’occasion, que ce soit pour draguer ou pour quémander désespérément des conseils auprès de la géniale cheffe d’orchestre. Mais derrière ce vernis impeccable, le film de Todd Field dévoile progressivement la face sombre de Lydia Tár, dont on comprend vite qu’elle utilise tous les membres de son entourage comme – au choix – des serpillères, des proies ou des marchepieds au service de sa seule réussite.

    C’est par exemple le sort réservé à Francesca – Noémie Merlant, incroyable de frustration intériorisée,  son assistante personnelle dévouée avec qui elle entretient une fausse complicité alors qu’elle n’a aucune intention d’en faire son adjointe à la direction de l’orchestre. Même chose pour Sharon, le premier violon de l’orchestre qui comprendra rapidement que Lydia Tár est une femme infidèle et a un faible pour les jeunes musiciennes. Enfin, il faut ajouter à cette liste le pauvre Sebastian, l’adjoint sur lequel Tár s’essuie les pieds et qu’elle souhaite remplacer au plus vite par une de ses nouvelles cibles.

    Bref, Lydia Tár est odieuse, et le premier réflexe est de se demander comment une femme lesbienne elle-même sans doute discriminée en raison de son genre et de son orientation sexuelle peut reproduire les comportement toxiques et prédateurs du patriarcat. Comme tous les bons films, celui de Todd Field se garde bien d’apporter une réponse simple avec un message binaire.

    Il préfère nous hanter avec toujours plus de questions sur le système de domination de la célébrité dans la musique, qui conduit à placer certains individus en position de force, avec des leviers de pression vicieux sur leurs subalternes. Lydia Tár se comportait-elle déjà de la sorte avant d’être une star dans son domaine ? On peut en douter.

    C’est l’ivresse du pouvoir et l’orgueil qui la conduisent à dépasser toutes les lignes jaunes, car elle n’est plus une conscience aigüe de la réalité qui l’entoure – ce que le  réalisateur met brillamment en scène via des séquences cauchemardesques.

    On peut en outre se demander si Tár ne reproduit pas consciemment ou non le comportement des hommes pour survivre dans une jungle misogyne – elle copie l’apparence du chef Claudio Abbado, un questionnement que les femmes connaissent bien dans de nombreux milieux, des affaires à la politique.

    Le film semble en tout cas se demander si l’abus de pouvoir n’est pas aussi le résultat de cette asymétrie relationnelle que tout le monde contribue à encourager en idolâtrant des individus qui restent humains, c’est-à-dire faillibles.

    Le film nous questionne aussi sur la loi du silence qui peut régner dans ce milieu et qui incite à se taire pour préserver sa position – c’est le cas de plusieurs personnages qui connaissent le comportement de Tár. Et finalement, alors qu’il a été perçu à tort comme un long-métrage "anti-cancel culture" en raison d’une scène bien particulière, Tár s’achève sur une scène complètement inattendue qui encourage clairement les victimes d’abus à parler pour mettre fin aux agissements des bourreaux.

    On ne sait pas si les femmes qui viennent d’attaquer en justice Lizzo pour harcèlement ont vu le film de Todd Field, mais celui-ci permet de mieux comprendre comment une artiste LGBT et engagée dans le mouvement body positive a pu à son tour se rendre coupable de ce qu’elle dénonçait et dont elle a sûrement elle-même été victime par le passé. C’est le lot des grands films de nous aider à mieux saisir toute la complexité du monde qui nous entoure, et Tár en est incontestablement un.

    Tár, à voir et revoir sur myCANAL

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