2019 M01 25
Tu as longue une discographie. Comment abordes-tu la conception d’un disque comme « Destroy » ?
Tous mes albums peuvent s’entendre comme une sorte de continuité. Je les envisage de la sorte. Il n’y a jamais de coupure entre un album et le suivant, je suis tout le temps en train d’écrire. Je conserve systématiquement des notes et des brouillons de mes textes. Là, par exemple, un titre comme ALB avait été écrit à l’époque de « Professeur punchline » et devait être dans « Barlou ». Le truc, c’est que je ne jette rien. Je prends simplement le temps de peaufiner. Et puis ça évite qu’on vienne me dire : « Seth Gueko, c’était mieux avant. »
Sur « Destroy », il y a vingt morceaux et tout un tas de featurings. C’est pour le streaming, avoue ?
Ahah, non. Mais c’est vrai que ça a été dur de trouver de la cohérence entre tous ces titres. On va dire qu'ils forment une suite logique, ils sont guidés par une même volonté en termes de production. Il n’y a pas de morceau zumba ou je-ne-sais-quoi. Ça reste du Seth Gueko ! Mais un Seth qui s’ouvre aux autres. Tout simplement parce que j’ai bien conscience que ma voix est très lourde, elle peut peser sur tout un projet. Même moi, elle me tape sur le système parfois... Là, je pense que la présence de Jazzy Bazz, Dosseh ou Flynt adoucit mon rap, ça laisse exprimer ma sensibilité. Une sensibilité féminine, par moment.
J’ai l’impression que depuis quelques albums, tu assumes plus ton âge et ta position au sein du rap français. Tu as compris que tu ne serais jamais la star du genre ?
J’ai 38 ans et je prône un rap sombre, presque infâme. Et rien ne pourra changer ça, surtout pas la course aux chiffres dans laquelle se sont lancés tout un tas de rappeurs. Je ne suis en concurrence qu’avec moi-même.
Est-ce que tu as parlé du fait de vieillir dans le rap avec Akhenaton et Kool Shen ?
Non, mais il y a un réel défi dans le fait de travailler avec ces artistes issus d’une génération plus grande que la mienne. Déjà, parce que c’est une consécration pour moi d’avoir le respect de mecs pareils. Mais aussi parce que c’était l’occasion de prouver à leur public qu’il y avait une vraie finesse dans mon écriture, qu’elle ne se résumait pas à des punchlines salaces.
Tu as l’impression que les rappeurs ne peuvent plus se contenter de rapper ?
On vit dans une époque où on n’écoute plus un album, où les mecs se contentent de singles. On ne vend plus de la musique, mais une image. Et c’est dommage… Moi, je suis né avec le son boom bap et les rimes multisyllabiques, donc je continue de les défendre. Pareil, en tant que blanc de banlieue, j’ai grandi avec une double culture : celle du pe-ra et celle des barlous, à travers mes oncles.
Je ne vais pas soudainement tourner le dos à tout ça sous prétexte que la mode dans le rap est aux morceaux chantés. Je dois continuer de mettre ce que je suis en avant. D’autant que ça me permet d’avoir un champ lexical beaucoup plus large que bien d’autres rappeurs : je peux parler de raclette, de Harley ou de caravane, ça permet une gymnastique du cerveau beaucoup plus grande.
Tu le mentionnais tout à l’heure, mais ALB est un titre très bluesy. C’est une façon pour toi de dire que tu vas prendre la place de Johnny dans le cœur des Français ?
Ahah. Le truc avec le blues, c’est que tu peux bien t’amuser avec ce format quand tu as la verve. Moi, ça m’a éclaté de faire ce morceau, qui se veut étonnant tout en restant dans mon créneau. Et puis ça me permet de dénoncer un peu (les réseaux pédophiles, les décisions qui ont conduit à l’arrivée des gilets jaunes, etc.). Mais bon, pour ça, il faut tendre l’oreille. C’est comme pour CANAL+ : il faut parfois un décodeur pour bien me comprendre.
Sur « Destroy » tu te laisses parfois aller à un peu de mélancolie. Tu as pourtant tout pour être heureux, non ?
Bien sûr ! C’est plus un délire qu’autre chose ! Moi, j’ai beaucoup de chance dans ma vie personnelle. Tout ce que j’ai toujours demandé à Dieu, j’ai fini par l’avoir. Pas toujours au moment où je le voulais, mais je l’ai eu. J’ai une femme, un commerce, des enfants, des tas d’albums et des concerts remplis. Alors, oui, je n’ai pas de disque d’or, mais comme on dit : « No money, no problem. » Je sais d'où je viens et, surtout, je sais qui m'entoure. Je n'ai pas besoin de ces girouettes sans parole qui m'ont dit OK pour un featuring et n'ont jamais donné suite sous pretexte que je ne suis pas de ces rappeurs qui vont faire rapidement un million de vues avec leur clip.
Tu le regrettes ?
Non, c'est tant mieux : au moins, je n'attire pas ceux qui ne pensent qu'à travers les clics ou le buzz. Et, crois-moi, il y a en beaucoup. L'industrie est remplie de gens qui se comportent comme des ombres. Ils sont là quand la lumière apparaît autour de toi, mais disparaissent illico une fois l'obscurité arrivée.
Crédits photos : Thaï Raw et Dodji Toviekou