Que penser du « Paranoïa, Angels, True Love » de Chris ?

De retour moins d’un an après « Redcar : les adorables étoiles », Christine and the Queens livre aujourd’hui un triple album gargantuesque en anglais avec, en prime, Madonna en sparring partner sur trois titres introspectifs et loin du tube. Vit-il une « Chris » de nerfs ? En fait-il trop ? Ne faudrait-il pas mettre la machine au repos ? Erreur : c’est tout l’inverse.
  • Pour mieux comprendre ce quatrième album en 10 ans de carrière, peut-être faut-il remonter pile trois ans en arrière. Porté par le succès de « Chris », qui lui a permis de redéfinir son prénom, l’artiste doit se produire à Coachella en avril. Autrement dit : une consécration à laquelle peu de Français ont le droit. Mais le 19 avril, stop général : Chris annonce le décès de sa mère, professeur en Lettres classiques et accessoirement plus grande fan de sa fille. Annulation de Coachella, retour en urgence à Paris, début d’un long tunnel qui va durer 3 ans.

    Ce tunnel, sans qu’on puisse juger de la douleur personnelle, est aussi artistique pour celui qui a décidé de faire de sa propre vie, de ses bonheurs comme de ses drames, une œuvre. Avant Chris, d’autres comme Gainsbourg ou Bowie ont tenté l’expérience, et le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne leur a pas trop mal réussi.

    Dans le cas de Chris, les trois années d’introspection lui ont permis tantôt de brouiller les cartes, tantôt de jouer avec sa propre communauté (incluant ceux qui le détestent), tantôt d’utiliser chaque chanson, chaque clip, chaque message, comme de la glaise à sculpture. Et à regarder la pochette de « Paranoïa, Angels, True Love », c’est presque à croire que toute cette glaise, faite de larmes et de sueur, était destinée à ce triple album.

    Produit en collaboration avec Mike Dean, « Paranoïa, Angels, True Love » fait suite à « Redcar : les adorables étoiles » dont le contenu semble avec le recul plus cryptique. Avec son successeur, le message semble à la fois plus simple mais aussi plus tortueux.

    Ecrit en anglais, donc indirectement (ou pas) destiné au marché américain grâce aux têtes de gondole du tracklisting (Madonna, 070 Shake, Mike Dean), « Paranoïa, Angels, True Love » est aussi un massif concept-album en trois parties distinctes (PARANOIA, ANGELS, TRUE LOVE), avec cette idée très américaine, justement, du passage par les profondeurs pour mieux remonter à la surface. Une sorte d’opéra-pop moderne qui débute avec le magnifique Tears can be so soft, aux accents 90’s indiscutables, et directement adressé au deuil de l’être aimé (“I miss my mom, miss my mother, miss my mother at night, oooh she gave me life”).

    Une vraie réussite de lâcher prise, avec une sample du titre Feel My Love Inside de Marvin Gaye, le tout enchainé avec un pas moins bon Marvin Descending et son final superbe. Souvent, quand il est question de double ou triple album, on compte les minutes comme dans un voyage en taxi ; on aimerait parfois accélérer tant le temps est long. Rien de tout cela ici.

    À cela se rajoute l’icône, Madonna. Présente directement ou pas sur 3 titres de l’album, la star d’habitude si provocante, et qui aime prendre tant de place, se retrouve éparpillée sur chaque partie du concept-album, discrètement, pour des parties pas vraiment chantées, mais plutôt des interventions quasi mystiques - son grand dada. Grande fan de Chris, Madonna s’est prêtée à la commande ; elle qui a aussi perdu sa mère très jeune. Connexion neuronale entre l’ainée et le disciple ? Certainement. Des trois titres, c’est Angels crying in my bed (with Madonna, donc) qui semble le plus réussi, rappelant l’époque cryto-électronique de l’Américaine. Mais plus qu’un véritable boost pour l’album, la présence de Madonna est ici à entendre comme un effet d’annonce ; comme une sorte de message vocal dans les aéroports pour guider les touristes en transit.

    Évidemment, impossible de détailler piste par piste la complexité de « Paranoïa, Angels, True Love », un disque tout sauf immédiat et dans lequel il faudra rentrer comme dans un bain brulant. Doucement, donc.

    On peut néanmoins citer We have to be friends, un morceau qui aurait parfaitement pu trouver sa place dans un thriller film noir de Michael Mann ou un Heat 2 (en cours de préparation, d’ailleurs). Ou encore le très rock Let me touch you once (feat. 070 Shake) qui ferait presque penser à la grande période de PJ Harvey. Ou enfin Aimer puis vivre, seul titre en français de l’album, qui est aussi l’une des plus belles réussites du disque. Écrit comme une déclaration à sa mère (« tu m’avais dit que je ne serai jamais seul »), le morceau joue le minimalisme, sans trop de notes ni de mots, le tout porté par une nappe de synthé et une rythmique mi martiale, mi gospel brutaliste. Bluffant, parce que sincère, mélancolique et mélodique : assurément l’un des grands moments du disque.

    Au global, la couleur de l’album renvoie à un temps X, à la fois monochrome et lumineux ; quelque chose de très eighties dans l’esthétique et très contrasté qui rappelle le film Angel Heart. Et du cœur, ce disque en a au moins trois, un par partie. Une espèce de schizophrénie artistique qui rappelle également que, de Christine à Chris, en passant Redcar et Red, l’artiste français donne parfois l’impression de vivre un trouble de l’identité. On peut aussi, à l’inverse, penser que cette succession de pseudos ressemble à une quête absolue pour retrouver l’instant initial, faire la paix avec soi-même, apprendre à aimer ce que nous sommes, pour citer Christophe. Ce qu’on entend très précisément sur le grand final de Big Eye, dernier titre de l’album, long de presque 8 minutes, et qui semble dire que même absents parce que morts, les êtres aimés flottent toujours là quelque part, et vous accompagnent où que vous alliez.

    Qu’il en soit de même pour ce long album accouché au forceps. Une divine renaissance.

    A lire aussi