2020 M02 19
Ne cherchez pas : cet article ne vous dira pas quel était l’artiste de la décennie 2010. Non pas que les bons exemples manquent (Pharrell Williams serait un bon candidat, les Daft Punk aussi, même Jul, commercialement, est loin devant tout le monde), mais c’est tout simplement un pari impossible. Les 2010's, comme on les appellera désormais, ont fait voler en éclat la notion même des genres musicaux, et c’est peut-être la principale caractéristique qui la définit dans les playlists associées. Qui aurait misé sur le virage dancehall d’Ed Sheeran (Shape of you), le rap-variété de Roméo Elvis, le rock électronique de Tame Impala ou encore la « PNLisation » de Benjamin Biolay (Hypertranquille) ? Pas grand monde, à vrai dire.
Et pourtant, c’est en s’affranchissant d’une ancienne formule (un artiste devrait se cantonner à un seul style) que tous se sont imposés en haut des classements, le champion étant certainement Drake et son « Views », l’album de tous les records de 2016, streamé 245 millions de fois la semaine de sa sortie, dont chaque titre s’est classé dans le top 20 américain – alors que Drake est canadien, rappelons-le.
On doit cette diversité (l’un des mots clefs de la décennie, sans doute) à ces fameux Millenials ayant grandi avec un smartphone dans la main et YouTube dans l’autre. Dans ce nouveau monde, un Eminem vaut un Vald ; un Prince vaut un Childish Gambino ; tous se rejoignent sur une même ligne temporelle puisque tout est instantanément disponible. C’est bien plus qu’un détail : la youtubisation de la musique a complètement rebattu les cartes, non seulement de la consommation par les fans, mais aussi du songwriting où toutes les influences se mélangent. Les fans de rock, aujourd'hui en minorité, n'ont pu que constater les bras ballants que leurs héros mouraient lentement alors que le « Soundcloud rap », porté par des artistes comme Lil Peep ou XXXTentacion, grignotait des parts de marché à force d’emprunter à tous les styles, sans complexe. Et cela rend le bilan des années 2010 encore plus difficile à réaliser.
Les années 2010, ce sont aussi ces moments où de vieux artistes qu’on pensait bons pour la casse en raison de leur âge (Jack White, 44 ans) sont devenus cultes pour une nouvelle génération ayant grandi, justement, avec leurs tubes découverts tardivement sur les plateformes. Il en va de même pour les Strokes, Tame Impala ou les Arctic Monkeys. Tous ont étonnamment résisté aux jeunes générations selon le principe qui veut qu’un artiste ayant connu au moins un grand succès dans les années 1990 ou 2000 soit maintenant inscrit au Panthéon digital – le November Rain des Guns N’ Roses n’a pas atteint le milliard de vues sur YouTube par hasard.
Tout cela nous amène à un point crucial : le sentiment de nostalgie, de plus en plus omniprésent sur les réseaux sociaux et dans la tête des auditeurs.trices, qu’ils aient 15, 25 ou 40 ans. Il suffit pour s’en rendre compte de vérifier la popularité de David Bowie, Prince et consort depuis qu’ils morts ; chacun sortant à l’insu de leur plein gré de nouveaux albums ou des chutes de studio, au point qu’on en vient à douter de leur décès.
Cette cassure temporelle est d’autant plus intéressante qu’elle rompt avec les décennies précédentes, où la nouveauté l’avait toujours emporté sur les oldies. Les biopics consacrés à Queen ou Elton John, de ce point de vue, n’ont fait qu’enfoncer le clou. C’est un peu comme si les vieilles histoires, glorifiées à outrance, l’avaient emporté définitivement sur les nouvelles histoires à écrire. Seule solution pour émerger au milieu de ce champ de poussière : bousculer le rythme des sorties et ne plus attendre, comme auparavant, deux à trois ans entre chaque disque. Désormais, des artistes comme Kanye West, Jul ou Ty Segall publient deux à trois albums par an afin de ne pas se faire oublier de ces Millenials à la mémoire courte ; au risque de produire l’effet inverse. Bien heureux qui aura assez de temps pour s’y retrouver dans les 150 chansons (!!) composées en moins de dix ans par les Australiens de King Gizzard & The Lizard Wizard.
Booba sortira son prochain album uniquement sur les plateformes de streaming ! pic.twitter.com/nVPKILswyj
— La Piraterie (@PiraterieMedia) February 10, 2020
Faut-il juger positivement ou négativement ces évolutions ? Absolument pas. Alors que le streaming est en passe de tuer l’industrie du CD – pour preuve, Booba vient d’annoncer que ses prochains albums ne sortiraient qu’au formant digital – dans le même temps, le vinyle ne s’est peut-être jamais aussi bien porté que dans les années 2010. Selon le Syndicat national de l'édition phonographique, 1 vente physique sur 5 était, en 2018, un vinyle. Un chiffre impressionnant qui atteste de goûts souvent contradictoires du public, hésitant entre besoin d’un objet à tenir entre les mains et une musique emportable partout (pour peu qu’on capte).
Outre l’apparition de nouvelles catégories de musiciens (les DJ influenceurs, DJ Khaled en tête) et d’autres dont on se demande comment ils pourront résister aux années 2020 (Future, Migos, etc), il faudrait quand même saluer la montée en puissance des femmes tout au long des 2010’s. C’est l’un des enjeux de l’époque. Et la réussite entrepreneuriale d’artistes comme Rihanna, Taylor Swift, Christine and the Queens et bientôt Billie Eilish ou Angèle est impressionnante ; chacune d’entre elles s’étant rapidement émancipée du joug masculin (et des patrons de l'industrie) pour bâtir des carrières solides sans jamais (qu’on les aime ou pas) tomber dans la facilité commerciale. Un point pour la diversité, un point pour la justice.
Et la France dans tout ça ? Étonnamment, elle va bien. Le succès réel aux États-Unis des « groupes à deux personnes » (Justice, Polo & Pan) comme l’arrivée d’une nouvelle pop avec un cerveau (Flavien Berger, Clara Luciani, Voyou) font dire que la France n’a pas encore perdu la bataille. Les réussites populaires de Jul ou Aya Nakamura, au-delà du fait qu’elles sont méprisés par les élites (Victoires de la musique en tête) est un bon signal : les gamin.e.s ont encore besoin de musiques dans leur vie et de refrains que les plus vieux trouveront toujours aussi insupportables.
Reste maintenant à savoir si les tubes des années 2020 seront composés par des êtres humains ou des robots. On ne parle par des Daft Punk. La récente sortie d’un faux morceau de Travis Scott, composé par une intelligence artificielle, fait planer le doute dans l’industrie. Écrit « à la manière de », Jack Park Canny Dope Man ressemble à s’y méprendre à un nouveau hit de l’Américain (mais il s'appelle ici Travis Bott). Après les deep fakes, les fake songs ? C’est l’une des grandes questions pour la décennie qui commence. Et comme avec la précédente, c’est déjà passionnant.