2019 M06 24
Tu as dit dans une interview que cet album est le premier disque honnête que tu fais. Que veux-tu dire par là ?
Je parlais d'être honnête dans tes émotions. Je ne voulais pas dire que mes disques précédents n'étaient pas authentiques. Quand on a fait Uptown Funk, sur le moment, on était tous dans l'euphorie, dans un moment de pur bonheur et l’expression était sincère. Mais je crois que je n'ai jamais autant exprimé mes émotions que maintenant. Jusqu'à mes 40 ans, j'ai toujours gardé en moi mes émotions et donc je ne les ai jamais vraiment mises dans mes musiques, du moins pas totalement.
L'ironie est que je produis des musiques pour des artistes qui s'investissent sur le plan émotionnel dans leurs chansons et je les encourage à être encore plus honnêtes. Mais comme je suis un DJ, au moment de faire mes propres albums, je me disais qu'il fallait que je fasse danser les gens. Personne ne veut aller dans une boîte et entendre le DJ dire au micro : « J'ai passé une mauvaise journée. » Ces deux dernières années, avec l'aide de la thérapie, j'ai réussi à mieux gérer mes émotions et à les exprimer, ce qui fait qu'elles se retrouvent dans la musique.
Il se passe la même chose dans le rap en France en ce moment. Les jeunes rappeurs sont très mélancoliques et laissent parler leurs émotions, plus qu'avant il me semble.
J'ai l'impression qu'aux États-Unis, « 808s and Heartbreak » de Kanye West a permis aux rappeurs de suivre ce chemin. Quand j'ai écouté Love Lockdown et ce bruit avec la caisse claire, je me suis demandé d'où venait cette inspiration. Mais ce disque, très courageux, a été révolutionnaire et a ouvert les portes pour d'autres artistes, notamment Drake. Partager ses sentiments et se dévoiler sont devenus des choses normales dans le rap US. C’est peut-être dû au fait que les choses vont plutôt mal en ce moment et qu'il est impossible de ne pas en parler, et ce, même si le rap a toujours été politique. Chuck D de Public Ennemy avait dit que le hip-hop était le « Black CNN ». Cette musique a toujours été le reflet des problèmes sociaux et de l'injustice sociale, même en France. Mais ces dernières années, le hip-hop est devenu plus thérapeutique.
Faire ce disque a été un processus thérapeutique pour toi ?
Je paie énormément pour de la vraie thérapie donc, inconsciemment, j'espère que oui. Je ne l'ai pas conçu en me disant que tout ira mieux après, car seul le temps permet de guérir certaines plaies. Quand tu fais face à quelque chose de difficile dans ta vie, une rupture, le décès d'un proche, une addiction, etc., cette mauvaise phase est le moment idéal pour se remettre aussi en question. Ça a été le cas pour moi après mon divorce, mais ce disque n'est pas une thérapie, plutôt l'ouverture des valves de mes émotions.
Tu as collaboré qu’avec des femmes sur ce disque. Pourquoi ?
La plupart de mes tubes sont liés aux femmes, à Amy ou encore à Lady Gaga. Je crois que les femmes arrivent à toucher les auditeurs plus profondément que les hommes. Si tu regardes le top des charts, les hommes n'arrivent généralement pas au même niveau émotionnel que les femmes, sauf dans le rap dont on vient de parler. Ariana Grande, sa vie est dans les paroles de ses chansons.
Quelle est ta relation avec les énormes tubes que tu as produits ?
Très reconnaissant et fier. Je ne suis pas comme Radiohead qui décide ne pas jouer Creep pendant 15 ans. Je ne les écoute pas dans ma voiture en conduisant, mais quand je fais des sets, je suis content de passer d'Electricity à Ooh Wee. Je ne pense pas que toutes mes chansons sont des tubes, mais je suis fier de voir que certaines chansons de mon premier album plaisent encore aujourd'hui.
Tu peux revenir sur l'histoire du morceau Ooh Wee ?
À l'époque, en 2003, je faisais des sets dans des clubs hip-hop et je travaillais sur mon premier album pour Elektra. J'ai entendu ce sample, ces instruments à cordes, en regardant le film Boogie Nights. C'était bien sûr 15 ans avant Shazam. J'ai acheté la B.O. mais ce n'était pas dessus. Alors j'ai dû regarder les crédits à la fin du film et noter le nom des chansons que je ne connaissais pas. Ça m'a pris du temps pour retrouver l'originelle, mais je savais que ce passage en particulier pouvait fonctionner. J'ai essayé plein de combinaisons et j'ai envoyé la démo à Ghostface Killah parce qu'il avait cette chanson, Walking Through The Darkness, que j'aimais beaucoup et je savais qu'il allait tout défoncer. Il manquait un hook alors j'ai appelé Nate Dogg que je ne connaissais pas un dimanche matin et il m'a renvoyé le morceau.
Au moment où tu as commencé à être connu, comment tu as fait pour faire la différence entre ceux qui voulaient bosser avec toi parce que tu étais le producteur du moment et ceux qui avaient une vraie passion pour la musique ?
Le plus simple est de parler avec la personne. C'est tout bête, mais c'est le seul moyen. La plupart de mes collaborations ont commencé ainsi. Avec Bruno Mars, on a parlé et on s'est entendu sur le fait d'aller dans une nouvelle direction, d'oublier les sixties et la Motown. Il m'avait même dit : « Je veux faire du Justice qui rencontre « Off the Wall » de Michael Jackson. » Ça m'a plu et je crois que Locked Out of Heaven avait ce truc-là. Idem pour King Princess, cette petite ado qui n'était pas du tout impressionnée de me voir. Il faut suivre son instinct. Si quelqu'un vient me voir et me dit : « Je voudrais un morceau comme Uptown Funk », alors je sais que ça n'ira pas.
Est-ce qu'il y a une chanson en particulier avec Amy que tu portes dans ton cœur ?
Je dirais Back To Black parce que c'est la première chanson qu'on a écrite le premier jour où l'on s'est rencontré. J'ai été charmé par sa manière d'être, elle était très cool. Je lui ai fait écouter des beats que j'avais en studio et je lui ai demandé quel genre d'album elle voulait faire. Elle m'a passé des musiques sixties, des groupes de filles comme les Shangri-Las, etc. Je n'avais rien pour elle, mais j'ai bossé durant la nuit car elle devait repartir en Angleterre rapidement. J'ai écrit la mélodie au piano, j'ai mis de la reverb sur le tambourin pour m'approcher de la musique qu'elle m'avait fait écouter. Le lendemain, elle m'a dit : « J'adore ». Et elle s'est posée au fond de la pièce avec un casque et un carnet pour écrire. Elle est revenue au bout d'une heure avec les paroles complètes.
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