2021 M12 11
En 1959, Elvis Presley est encore pris par son service militaire, les Beatles s’appellent encore les Quarrymen, et certains voient encore le rock comme une mode qui ne va pas durer. Pourtant, en parallèle, la musique électronique connaît déjà ses premiers développements. Le premier instrument électronique, le theremin, a vu le jour en 1920 déjà, suivi par les ondes martenot en 1958. Leurs sonorités primitives, mais bien nouvelles, inondent déjà les films de science-fiction. Dans le même temps, les jeunes compositeurs explorent les possibilités infinies offertes par la technologie. En France, Pierre Schaeffer crée la musique concrète, et nombre de musiciens suivent cette voie, de Karlheinz Stockhausen en Allemagne à Luciano Berio en Italie ou Iannis Xenakis en Grèce.
Dans ce contexte foisonnant, on oublie vite le rôle central des Pays-Bas. C’est en effet de ce pays que vient l’entreprise Philips, novatrice sur de nombreux éléments sonores. En 1954, elle a crée un studio entier de recherche sonore, le Natuurkundig Laboratorium, ou Natlab, à Eindhoven. Ils vont alors embaucher un jeune musicien du nom de Dick Raaymakers, qui prend vite le nom de Kid Baltan (anagramme de Dik Natlab). Quelques années plus tard, il est rejoint par Tom Dissevelt, musicien et compositeur de jazz. Leur but : imaginer une musique capable de mettre en avant les produits Philips, en particulier les chaînes hi-fi, en explorant toutes les possibilités de la stereo. Mais le duo va aller bien plus loin.
Dès 1957, ils produisent un premier morceau, Song Of The Second Moon, basé sur des Ondes Martenot. De là, le rôle des deux artistes se définit : Dissevelt se charge d’imaginer les morceaux et de la composition, Baltan occupant un rôle plus technique, exploitant au maximum les machines. En résulte finalement cet album, en 1959, « The Fascinating World Of Electronic Music », qui passe alors totalement inaperçu.
Pourtant, tout est déjà là. Dès le premier titre, Syncopation, on comprend l’originalité de ce disque. On y retrouve des sonorités typiques de cette époque, très rudimentaires, et pourtant novatrices. Mais aussi une écriture très pop, anticipant presque la house, avec une ligne de basse très simple tournant en boucle. L’effet avant-gardiste est encore plus saisissant avec le titre Vibration, présenté dans une vidéo YouTube comme de « l'acid house de 1959 ». On y trouve également de nombreuses inspirations jazz, dans des formes hybrides saisissantes, comme Intersection (Fantasy For Electronic Sound And Orchestra).
Bien des années plus tard, le musicien hollandais Kees Tazelaar se lie d’amitié avec Kid Baltan, et raconte l’histoire du studio Natlab dans son livre de 2013, On The Threshold Of Beauty. Aux journalistes de Bandcamp, il explique : « J’espère que les auditeurs comprennent bien l’énorme quantité de travail qu’il fallu pour produire cette musique. Il n’y avait pas d’ordinateurs, pas de MIDI, et leur studio n’avait pas d’enregistreurs multipistes ». Autrement dit : tout est fait à la main, bricolé.
Plus tard, de nombreux musiciens, surtout hollandais ou belges, ont exprimé leur admiration pour cet album. Toujours pour Bandcamp, l’anversois Lieven Martens décrit le disque comme « un disque directement issue du subconscient ». Plus étonnant, David Bowie l’a intégré à ses 25 disques favoris pour Vanity Fair en 2003. Il décrit Baltan et Dissevelt comme « deux explorateurs sonores », comparables à Ennio Morricone « mais en beaucoup plus fous ».
Finalement, le studio Natlab ferme dès 1960. La musique de Baltan et Dissevelt ressort sous le nom d’Electrosoniks en 1962, insistant sur la dimension cosmique du duo. Le premier a d’abord travaillé dans un autre studio, avant de devenir professeur de musique électronique à La Haye, tout en écrivant régulièrement des musiques pour la scène, ou la radio.
Il prendra sa retraite en 1995, avant de mourir en 2013. Dissevelt, lui, a d’abord souffert de la disparition des orchestres de jazz, jouant pour divers chanteurs populaires hollandais, avant de décéder en 1989. Mais l’héritage du duo peut aujourd’hui être enfin pleinement apprécié, notamment grâce à une réédition en vinyle de « The Fascinating World Of Electronic Music » par le label de Toronto We Are Busy Bodies. Soixante-trois ans après, la vérité éclate enfin.