2021 M06 24
Pourquoi ces disques live de Nina Simone et Etta James sortent-ils maintenant, en 2021 ?
Mathieu Jaton : On a débuté une collaboration avec BMG pour deux projets : une mini-série sur l'histoire du festival et de son fondateur Claude Nobs. Et puis pour ce vieux rêve de sortir une série de vinyles - c'est un projet qu'on avait depuis longtemps -. La société BMG a vu qu'on avait des pépites qu’elle avait envie de sortir avec nous au niveau mondial. Ce sont des archives qui ont été reconnues au « Mémoire du monde » par l'UNESCO et qui ont été digitalisées et numérisées sur une période de plus 10 ans - on a commencé en 2007 -. Il s'agit de vieilles bandes une ou deux pouces des années 60 et 70, donc il a fallu du temps pour rendre ces archives exploitables pour faire presser des vinyles par exemple, et avoir un son à la hauteur.
Ça été une évidence de débuter cette série avec Nina Simone au vu de sa relation avec le festival ?
Évidemment, surtout si vous reprenez l'histoire du festival qui a débuté en 1967 et cet ancrage de la musique soul noire américaine que Claude Nobs a très vite imposé. L'histoire avec Nina Simone a débuté très tôt en 1968 dès la deuxième édition. Elle a fait, comme Etta James, parmi ses premiers concerts en Europe à Montreux, comme ensuite Marvin Gaye ou Aretha Franklin. Elle a marqué le début du festival dans cet ancrage soul américain, et puis elle a surtout marqué l'histoire du festival par ses performances qui ont été uniques. Quand vous prenez ces deux prestations en 1968 et 1976, cela reste des concerts références absolues de la musique live pour de nombreux artistes. Par exemple Lauryn Hill s'est revendiquée de ce concert de 76, même Lizzo l'année passée en disant qu'elle était sur la même scène que ces femmes de légende.
Il y a quatre concerts sur l'album live de Nina Simone (1968, 1976, 1987 et 1990). Lequel est le plus marquant pour vous ?
Ils sont très différents. En 1968, on a le côté très brut. Quand elle reprend Ne Me Quittes Pas de Brel, on sent beaucoup de fragilité mais aussi beaucoup de grâce. En 1976, c'est encore plus parfait : elle est dans la quintessence de son art, un funambulisme permanent qui crée une tension, on ne sait pas où ça va aller, est-ce qu'elle va s'arrêter, injurier quelqu'un dans le public, etc. C'est plus qu'un concert, c'est un show. Elle joue complètement avec le public, elle apporte un message et c'est représentatif de qui elle était. Claude Nobs nous racontait que pour 1976, jusqu'au dernier moment, il ne savait pas si elle allait monter sur scène. Au moment où elle monte enfin, il y avait une bouteille de whisky prévue pour elle en backstage et Claude est tellement soulagé qu'il a sifflé carrément la bouteille en entier.
Pour Etta James il s'agit de son premier concert en Europe en 1975. Comment était l'accueil du public par rapport à ces artistes qu'on voyait souvent pour la première fois en Europe ?
Le fait de les voir dans les configurations de l'époque, dans le vieux casino de Montreux qui est une petite salle, c'était des moments magiques. Ceux qui ont eux la chance de vivre ces concerts, ça été marquant. Et ces concerts-là, celui de Simone, de James ou de Franklin, ont posé les jalons du Montreux Jazz Festival. À la base, Claude avait été mandaté par l'office du tourisme pour faire connaître la ville de Montreux à travers le monde, et il avait eu cette idée de monter un festival de jazz. Personne n'y croyait. Mais pour lui, il y avait deux ingrédients pour que ça marche. Le premier, c'était d'avoir des artistes majeurs et légendaires qui n'étaient encore jamais venus en Europe. Et de pouvoir les enregistrer dans de très bonnes conditions pour les diffuser. Et aujourd’hui, on peut lui donner que raison.
En revient un peu en arrière : en 1968 il n'y a que le festival de Montreux qui accueille des artistes de soul américains ?
Pratiquement. L'un des tout premiers festivals de jazz c'était Newport en 1962. Claude Nobs s'en est beaucoup inspiré pour créer le Montreux Jazz Festival. Il y avait d'autres festivals jazz en Europe, mais qui se focalisaient sur le jazz européen. La conception de Claude du jazz avec ces artistes soul américains, mais aussi avec des musiques latino, issus du blues et du rock, a souvent été critiquée. Mais c'est comme ça qu'il voyait ce jazz protéiforme, ce jazz de partage ouvert sur les différentes cultures. C'est toujours dans notre ADN aujourd’hui, et on est toujours critiqué, ah ah ! Mais cette ouverture on le revendique, et beaucoup d'artistes hip-hop et électro se revendiquent du jazz. Les artistes eux-mêmes ont toujours cassé ses barrières et nous, on a fait pareil.
En fait même quand les artistes sortaient du jazz, je pense à Herbie Hancock avec son album « Sunlight » en 1978, il y avait toujours cette volonté de les programmer au festival ?
C'est surtout à ces moments-là qu'il faut les programmer. Herbie, il y a plein de concerts où le public était surpris ou déçu. Quand il fait du free jazz durant deux heures, personnellement, je n'adhère pas. Mais sur d'autres prestations, je suis fan. Pour Bowie en 2002, à la fin du concert, il est revenu sur scène et il a joué l'intégralité de l'album « Low ». Il a dit que c'était le jour où il pouvait le faire. À Montreux, comparé à un gros festival, il n'y a pas d'horaire de fin, on laisse une liberté artistique : une fois sur scène, ils font ce qu’ils veulent. Avec Miles Davis, c'était la même chose. À l'époque on avait sorti une box-set de 20 CDs, c'est fou de voir l'évolution. Et ça c'est fascinant, ces archives ont un rôle historique et racontent l'histoire de la musique.
Comment faisait Claude Nobs pour convaincre ces grands artistes de venir jouer dans une petite ville suisse au bord du lac Léman ?
Claude était un passionné, ce n'était pas un négociateur businessman qui parlait des cachets, etc. Quand il approchait les artistes, c'était avec beaucoup d'humanité et beaucoup d'amour pour leur musique. Mais avec eux, il ne parlait pas de musique, et il m'a toujours dit : « La règle d'or quand un artiste sort de scène, c'est de ne jamais lui parler de son concert. Si tu lui dis que c'est super mais qu'il a détesté, ça ne va pas, et si tu émets une critique alors que lui est satisfait, ça n'ira pas non plus. » Avec Aretha Franklin, elle voulait à l'époque 50 000 dollars. Et Claude s'est rendu à New York avec 5 000 dollars pour rencontrer son manager. Il a vanté la ville, le lac, le palace, les montagnes, etc., puis arrive le moment où faut parler d'argent. Quand Claude lui dit qu'il n'a que 5 000 dollars, le manager lui dit : « I’ll call you back ». On sait très bien ce que ça veut dire. En sortant, Claude lui donne deux boites de chocolats, une pour lui et une pour Aretha. Le lendemain il reçoit un appel du manager qui lui dit qu'Aretha a adoré les chocolats et qu'elle viendra à Montreux.
Il aussi eu la malice de s'associer à Atlantic Records, qui sortait les meilleurs artistes soul de l'époque. La chance pour lui, c'est qu’Ahmet et Nesuhi Ertegün (respectivement fondateur et dirigeant d’Atlantic Records, Ndlr) avaient vécu en Suisse durant des années parce que leur père était ambassadeur de Turquie à Berne. Ils avaient une attache pour le pays, et Claude a toujours réussi à s'entourer de gens comme ça avec une attache autre que la musique. Et puis on ne peut pas rivaliser sur le plan financier. Notre plus grande salle c'est 4 000 places, donc par rapport à des gros festivals, on est des petits joueurs en terme de cachet. Mais on est à la hauteur avec le cœur.
Pour les prochains disques de cette série « Montreux Years », vous avez déjà des idées ?
Pour les suivants, le premier ça sera Muddy Waters car c'est le premier artiste américain que Claude a rencontré à New York. Il y aura aussi Marianne Faithfull puisqu'elle a exploré pas mal de choses à Montreux au cours de ses différents concerts ici. Le troisième ça sera John McLaughlin car il représente tout ce qu'on aime, un peu comme Herbie Hancock. Ce sont des artistes qui sont venus moult fois à Montreux et qui ont réinventé leur musique à chaque fois. En fait le plus difficile, c'est de choisir la sélection des morceaux pour les disques.
Les vinyles de Nina Simone et Etta James sortent le vendredi 25 juin. Les pochettes sont ci-dessous et plus d'infos par ici.