2018 M11 2
Dos au mur. On a coutume de dire que « c’était mieux avant ». C’est à la fois valable pour la mode, l’architecture, le cinéma et donc bien évidemment, la musique. Si cet adage est horripilant (et partiellement faux), il n’en reste pas moins que tout musicien normalement constitué découvrant l’album blanc des Beatles, initialement nommé « The Beatles », devrait soit avoir envie de se suicider, ou plus raisonnablement d’arrêter la musique. C’est la conclusion à laquelle on arrive en ressortant du grenier ce disque à la fois herculéen, dramatique, dantesque, gras comme un cochon et indépassable qu’est l’album blanc, et dans lequel on trouve toutes les prémisses de la rupture à venir.
Avant d’en arriver là, la bande à Paul et John a sorti quelques mois plus tôt « Sgt. Pepper's » (pas la moitié d’un album comme chacun sait). Comment faire pour aller plus loin, plus haut ? Lennon, comme souvent, a d’office la réponse : « Ça ne m'intéressait pas de faire une suite de "Sgt Pepper's". Je ne sais pas si c'était aussi le cas des autres, mais je savais où je voulais aller. Oublier "Pepper", très bon disque, OK, mais terminé ! Et revenir à de la musique basique. » Basique, faut le dire vite. Le successeur du Sergent poivre doit sa notoriété à son côté gargantuesque (30 titres !), à sa pochette immaculée (signée Richard Hamilton) et à quelques titres entrés dans la postérité, tels Happiness is a warm gun, Back in the U.S.S.R. ou encore Revolution 1. C’est tout ? Non, c’est juste le générique.
La pire chanson de l’histoire du groupe. Si tout le monde sait qu’Eric Clapton a signé le solo dantesque de While my guitar gently weeps (composée par le timide Harrison), on oublie souvent de rappeler à quel point Ob-La-Di, Ob-La-Da (« la vie continue » en nigérian) est l’une des pires chansons jamais écrites par les Beatles (ex æquo avec Yellow Submarine). Niveau chute dispensable, c’est pourtant la seule. Le reste du « White album » est fait de hauts, de bas, de rock et de ballades ; soit précisément le reflet des deux caractères de McCartney et Lennon. La légende raconte que les sessions d’enregistrement étaient cauchemardesques. C’est vrai. Fatigués par presque une décennie de célébrité planétaire, les Beatles sont au bout du rouleau. Il est alors décidé que le groupe décollera pour l’Inde, à Rishikesh chez Maharishi Mahesh Yogi, gourou pas très clair à qui la chanson Sexy Sadie sera dédicacée – et pas dans le bon sens.
Pour le reste, la majorité des enregistrements auront lieu à Abbey Road, dans une ambiance nucléaire, et parfois pas tous les musiciens dans la même pièce, ni sur les morceaux. Dear Prudence, formidable comptine composée par Lennon, en est la preuve : Ringo Starr a temporairement foutu le camp, excédé par l’ambiance. Et quand on y pense, ces mésaventures ne sont pas sans rappeler (préfigurer ?) le chaos capté chez Metallica quarante ans plus tard dans l’excellent documentaire Some kind of monster. À la différence que la bande de Liverpool n’a pas publié de « Black album »…
Une dispute à 6 millions de copies. À bien y réfléchir, l’album blanc des Beatles est le lointain ancêtre de Loft Story. Portés par un succès interrompu depuis 1963, le quatuor ne peut tout simplement plus se supporter cinq ans plus tard. Là où d’autres auraient implosé, eux vont transformer la haine de l’autre en une féroce compétition où chacun essaie tout simplement de placer la meilleure chanson. Conséquence : un mélange d’excitation pure et malsaine chez les fans et un quasi sans faute artistique qui permettront aux Beatles d’écouler pas moins de 4 millions de copies en un seul mois (!) et près de 6,5 millions deux ans plus tard. Des scores qui font pâlir aujourd’hui, et qui traduisent bien la folie Beatles de la fin des sixties. Les records de Drake en streaming peuvent aller se rhabiller et rentrer chez eux.
Ce qu’on ne savait pas. Cinquante ans plus tard, les mythes autours de l’album continuent de planer comme des fantômes. Il y a ceux de Lennon et Harrison, bien sûr, mais aussi une somme d’histoires dingues sur le « Blanc », parmi lesquels la légende de sessions nocturnes, de 11 heures du soir à 6 heures du matin, mais aussi cette gué-guerre créatrice entre Lennon et McCartney, auteur, ni plus ni moins, du premier morceau heavy metal de l’histoire. Ça s’appelle Helter Skelter et la légende, toujours elle, raconte que le titre aurait été intentionnellement écrit pour être le truc le plus bruyant de l’histoire. Pari tenu : un certain Charles Manson aurait entendu l’appel du Diable dans ce morceau, et s’en serait inspiré pour la tuerie de Los Angeles, en 1969, où périt Sharon Tate. Côté anecdote plus légère, on notera également que des chansons comme Hey Jude, Lady Madonna et même Jealous Guy, récupérée plus tard par Lennon en solo, datent de la même époque ; c’est dire la créativité bouillonnante du groupe tout sauf au bord du précipice artistique.
Plus blanc que blanc. Que retenir en 2018 ? Que le passé a du mal à s’effacer : le neuvième album officiel des Beatles et le premier à sortir sur leur nouveau label Apple, ressurgit aujourd’hui dans une version méga enrichie avec moult versions acoustiques (cf. les vingt-sept démos Esher) et démos qui permettront de vérifier, encore une fois, que ces quatre-là n’étaient pas dans le vent mais possédaient un énorme ventilateur dans le dos.
Hasard des calendriers, Geoff Emerick, plus connu pour avoir façonné le son des Beatles, est décédé au début du mois d’octobre, à 72 ans, dans l’indifférence générale. Malheureusement pour lui, son nom n’est pas accolé au "White Album". Il plaqua le groupe au milieu des séances d’enregistrement, fatigué des tensions entre les membres. C’est sûr, l’histoire ne pouvait pas être blanche pour tout le monde.
La version collector paraitra le 9 novembre.