20 ans après, Secteur Ä est toujours une affaire de famille

Il y a 20 ans, le Secteur Ä donnait deux concerts mythiques à l’Olympia. Aujourd’hui, le collectif du 95 (Ministère A.M.E.R., Ärsenik, Neg’Marrons) est de retour avec une tournée, un best of et tout un tas d’anecdotes à raconter. Avec Passi et Stomy Bugsy pour confidents.
  • Le retour du Secteur Ä est-il lié à la tournée « L’âge d’or du rap français » et à celle, Passi, des vingt ans de ton album « Les Tentations » ?

    Passi : Ce qui a tout déclenché, c’est la reformation du Ministère A.M.E.R. en 2014. Ça nous a donné envie de nous réunir à nouveau tous ensemble et de célébrer les anniversaires des différents projets publiés il y a une vingtaine d’années. Ça peut paraître un peu opportuniste, mais les concerts du 22 et 23 mai 1998 à l’Olympia symbolisent bien l’apogée de tout ce qu’on avait pu mettre en place avec le Secteur Ä et du succès que rencontraient les différents artistes du collectif, que ce soit Ärsenik, Doc Gynéco, Stomy ou moi-même. Ça nous semblait important de célébrer ça.

    Stomy : Ce concert, il faut le préciser, c’était aussi l’occasion pour nous de célébrer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage. En tant qu’artiste, on se devait de s’engager au nom de cette cause, et cette nouvelle tournée est en quelque sorte un moyen pour nous de continuer à parler du sort des Noirs à travers l’histoire.

    Vous auriez pu le faire avec un nouvel album. Pourquoi vous contenter d’une tournée anniversaire ?

    Passi : Parce que c’est plus simple d’évoluer ainsi dans un premier temps. Tu sais, on a la chance de former un collectif hyper talentueux et hyper varié, la scène est donc pour nous un moyen de nous éclater. Quand je suis à côté de Doc Gynéco ou de Lino en concert, je n’ai peur de rien.

    En fondant le Ministère A.M.E.R., c’était naturel pour vous de parler de cette négritude ?

    Stomy : On vient de Sarcelles, on a grandi avec toutes sortes d’origines, donc c’était naturel d’écouter de la musique congolaise, caribéenne, du zouk, etc. Il n’y a jamais eu uniquement de la musique américaine autour de nous. Et qui dit musique africaine, dit leader africain comme Frantz Fanon ou Lumumba. La politique est donc fortement liée à notre culture, c’est notre ADN.

    C’est facile de le rester avec l’âge ?

    Stomy : Quand c’est dans l’ADN, ça ne part plus. Tu sais, on nous a dépossédés de tout : de notre spiritualité, de notre histoire, de notre nom, de nos femmes. Pourtant, l’histoire prouve que la population noire a toujours réussi à se reconstruire.

    Passi : Après, on n’a jamais non plus cherché à jouer les revanchards un peu bornés. Avec Bisso Na Bisso, par exemple, on critiquait aussi bien les choses en France que le comportement de certains politiques africains. Ça n’a jamais été simplement la faute de l’un ou de l’autre.

    Il paraît que le Secteur Ä a été créé par Kenzy le jour où Musidisc, qui distribuait les disques du Ministère A.M.E.R., ne voulait plus travailler avec vous. C’est vrai ?

    Passi : Non, c’est juste que l’on avait 18 piges lorsqu’on a commencé avec Musidisc et que l’on découvrait toutes ces histoires de contrat. Après deux albums, on a commencé à se rendre compte que l’on vendait 25 000 disques sans promo et sans clip. Alors, quand on a vu les autres artistes qui vendaient autant que nous mais avec une promo de malade, on s’est dit que l’on pouvait y arriver tout seul. C’est à ce moment-là que l’on a décidé de créer Secteur Ä, dans le but aussi de montrer les artistes autour de nous.

    On compare souvent le Secteur Ä au Wu-Tang, c’est un parallèle qui vous convient ?

    Passi : Oui, on était très influencés par la façon qu’avaient les Américains de gérer leur carrière. Ils se prenaient en main, montaient leur propre structure et on trouvait ça magnifique. On a compris que l’on était capables nous aussi de le faire.

    Stomy : Dans le son, en revanche, on était très West Coast, ce qui était assez rare dans le rap français à l’époque, hormis chez Expression Direkt et Tout Simplement Noir. On était un peu dans un délire à la N.W.A. ou à la Ice Cube, dans une sorte de gangsta-rap conscient.

    Dans le rap californien de l’époque, on retrouve d’ailleurs cette volonté de mettre les siens en avant, de se créer une petite famille artistique autour de soi.

    Passi : Carrément ! Nous concernant, c’est d’ailleurs quelque chose qui a toujours été important parce qu’on vient tous de familles nombreuses, africaines ou antillaises, où la notion de partage est très forte. Pour nous, c’était important de rassembler, d’ouvrir le micro à des artistes extérieurs et d’agir comme n’importe quelle famille africaine : tu viens chez moi, tu t’assoies et tu rejoins le clan.

    Stomy : C’est ce qui nous permet d’être toujours là aujourd’hui. Ça va bien au-delà de la musique et du business entre nous, il y a un vrai rapport fraternel : Passi est le parrain de mon fils, j’ai un groupe avec Jack des Neg’Marrons, etc.

    Comme dans toutes les familles, il y a eu des problèmes parfois. À la fin des années 1990, on disait notamment que Kenzy avait racketté Doc Gynéco dans sa maison des Yvelines…

    Stomy : Ce sont des conneries tout ça… On voit moins souvent Kenzy que les autres, ça c’est sûr, mais il est là, dans l’ombre… Ce n’est pas parce qu’on ne fait pas de morceaux que l’on ne se voit pas et que l’on ne kiffe pas ensemble.

    Selon vous, comment peut-on expliquer l’impact du Secteur Ä aujourd’hui ?

    Stomy : Tout découle du Ministère A.M.E.R.. Les racines de tous les artistes du Secteur Ä se trouvent là. Avec Passi, on n’avait pas cette base, ni cette vision de la banlieue et de l’industrie musicale. Doc Gynéco, Ärsenik, Pit Baccardi ou même les Neg Marrons ont tous pu se servir de ce socle pour le sublimer et l’emmener vers quelque chose de différent. Sans vouloir se lancer des fleurs, on était un peu la Motown du rap, avec tout un tas de personnalités très fortes.

    Pour finir, quel album symbolise le mieux l’esprit du Secteur Ä ?

    Passi : « Les tentations », forcément (rires) !

    Stomy : Sans déconner, il y a « Quelques balles de plus », dans le sens où il y a tout le monde sur ce disque. C’est l’album où il y a le plus de featurings du Secteur Ä.

    Passi : Tu vois, je citais mon album pour rire, mais Stomy est totalement sérieux là (rires) ! Plus sérieusement, il a assez raison de mentionner ce disque parce que Stomy, à ce moment-là, a eu l’énergie suffisante pour mobiliser tout le collectif autour de son projet. Peu de gens sont capables de ça au sein du Secteur Ä, mais là il a réussi et a assumé son statut de grand-frère. C’est ce genre de projets qui ont fait la légende de notre collectif.

    En plus d'un best-of à paraître le 20 avril, une tournée est prévue dans toute la France :