2020 M12 14
En 1980, The Clash, c'est : trois albums studios, un troisième disque écoulé à près de 2 millions exemplaires, une tournée mondiale (notamment en Amérique) et surtout un bon coup de Dr. Martens envoyé dans l'arrière-train de ceux qui pensent que le punk ne peut s'envisager autrement que criard, bordélique et hostile au monde extérieur. Ça ne fait pas que des heureux - un jour, à Helsinki, les Anglais se font agresser par des néo-nazis -, mais c'est bien la musique des Clash qui en est toujours sortie grandie.
« Sandinista! » est ainsi un triple album que Joe Strummer & cie enregistrent dans la foulée de « London Calling », à peine rentrés des États-Unis. Avec, visiblement, l'envie de tout dire, tout faire, tout tenter. Un exemple ? En voici deux : à sa sortie, le 12 décembre, les Anglais décident de ne pas toucher de royalties sur les 200 000 premières copies écoulées afin que « Sandinista! » soit vendu à un prix abordable ; soucieux d'explorer divers courants musicaux, ils profitent également de ces 36 morceaux, étalés sur deux heures et vingt-six minutes, pour s'essayer aussi bien au gospel et au rap qu'à la folk, au disco ou au rockabilly. Sans oublier le reggae, même si cette influence était déjà perceptible sur les albums précédents - pensons ici à The Guns Of Brixton ou même aux concerts donnés aux côtés de Lee Scratch Perry.
Cette diversité, Joe Strummer l'attribue volontiers à ses proches collaborateurs. Comme Topper Headon, le batteur du groupe, qui jouait depuis ses 15 ans aux côtés de formations soul débarquées d'Amérique pour faire la tournée des nightclubs en Angleterre. « Avec le punk, la plupart des batteurs n'étaient capables que du strict minimum alors que Topper avait une technique très fine. Ce fut une chance extraordinaire, sans laquelle on n'aurait jamais pu imaginer tenter autant de choses différentes et progresser si vite », expliquait-il aux Inrockuptibles, au sein d'une interview où il salue également l'importance ce Mick Jones, « un arrangeur très brillant : il avait le génie pour sentir qui devait jouer quoi et quand. Une grande partie de la qualité de nos disques est due aux arrangements et au sens du son de Mick. »
Face à un tel déferlement d'idées, certaines voix, à l'haleine douteuse, se sont élevées pour parler de « Sandinista! » comme d'un disque indigeste, trop long pour séduire de bout en bout, trop divers pour créer une cohérence. C'est pourtant dans cette débauche de propositions que les Clash excellent, créant des ponts inédits entre le punk londonien, les avant-gardes new-yorkaises (où une partie de l'album est enregistré) et les mouvements révolutionnaires sud-américains. Tout est dans le titre, finalement, avec cette référence au Front sandiniste de libération nationale, actif depuis le début des années 1960 au Nicaragua, dont l'histoire est en quelque sorte résumée dans Washington Bullets.
Tout du long, les Anglais se montrent ainsi très fâchés avec les institutions du monde entier : ils critiquent l'insalubrité des ghettos (One More Time/One More Dub), considèrent les dirigeants soviétiques comme « un gros tas de connards », prônent l'indépendance (Hitsville UK, où Joe Strummer rend hommage aux labels indépendants, tels Factory Records ou Rough Trade), se moquent ouvertement des militaires et racontent sans jamais frémir le destin de ces âmes éraflées qui vivent en banlieue, sans perspectives ni véritable raison d'être : « Qui vous donne le travail et pourquoi devriez-vous le faire ? »
À l'écoute de « Sandinista! », on comprend toutefois pourquoi les Clash ont eu besoin de faire cet album. Par goût du métissage, de la liberté créative et de l'expérimentation, traditionnellement hostile aux conventions. Dans le clip de The Magnificent Seven, tout juste sorti de terre et réalisé par Don Letts, on voit le quatuor descendre de l'avion, faire quelques photos d'usage avec les fans new-yorkais avant d'aller performer sur un plateau de télévision. Les Clash sont des stars, c'est une certitude, mais « Sandinista! », de par sa richesse, est justement là pour rappeler que les Anglais sont également tout autre chose : des mecs restés profondément connectés à la rue, en phase avec les tracas du monde, dont les albums sont voués à être redécouverts en permanence, sans jamais lasser.