Il est temps de rappeler l’importance de la BO de “Ghost Dog”

De retour en salles avec une version restaurée, le long-métrage de Jim Jarmusch conçu comme « un film de gangster, samouraï, hip-hop et western oriental » doit également beaucoup à sa bande-originale, envisagée comme un personnage à part entière et imaginée par RZA, la tête pensante du Wu-Tang. Vingt-trois ans après, on n'est toujours pas revenu de cette façon de déstructurer le rap pour en faire de la musique à l'image.
  • Qu'importe si cette phrase semble clichée ou trop entendue : l'art, c'est avant tout une histoire de rencontres. Entre deux artistes, entre une proposition esthétique et une époque, entre des obsessions thématiques et une recherche formelle, entre un film et une musique. La beauté de Ghost Dog, c'est de cocher toutes ces cases. Alors, tant pis si la rencontre entre Jim Jarmusch et RZA ne s'est pas inscrite dans le temps : celle-ci a donné naissance à l'un des plus beaux coups d'un soir de la pop culture des années 1990. 

    Parallèlement au film, qui privilégie la lenteur et l'élégance à la débauche de scènes musclées, la BO est en effet un chef-d'œuvre du même acabit : une bande-son poisseuse, très dense, très DIY, clairement fantasmagorique et pourtant incroyablement adaptée aux déambulations citadines du personnage principal (incarné par Forest Whitaker, impeccable dans ce rôle de tueur à gages au regard chargé d'émotion).

    Habitué aux collaborations musicales - John Lurie (Down By Law), Tom Waits (Coffee And Cigarettes), Neil Young (Dead Man), ancien réalisateur de clips (Talking Heads, Big Audio Dynamite), lui-même ex-membre de The Del-Byzanteens, Jim Jarmusch n'a évidemment pas convié le chef d'orchestre du Wu-Tang sans raison : « Pour Ghost Dog, je me suis beaucoup inspiré des textes du Wu-Tang Clan pour écrire, je leur ai piqué pas mal de petites histoires. Je voulais que RZA soit libre à son tour pour faire vivre l’histoire avec ses musiques. C’est le Jimi Hendrix de sa génération, le Thelonious Monk du hip-hop. »

    Cette liberté explique en partie pourquoi Ghost Dog ressemble finalement autant à une mise en images de la dynastie Wu-Tang, ce crew obsédé depuis toujours par la culture asiatique, les samuraï et les films de kung-fu. Cela explique aussi en grande partie l'audace de RZA qui, quatre ans avant Kill Bill, accepte le projet avant même le début du tournage, persuadé de pouvoir expérimenter là ses obsessions, travailler ses textures, rugueuses et poussiéreuses, et donc inverser son processus : après avoir œuvré en samplant des musiques faites pour le cinéma, c'est là l'occasion de créer une bande originale en s'emparant des codes hip-hop. Sur l'album inspiré du film, il invite même quelques uns de ses fidèles combattants, moins intéressés par l'idée de sabrer le champagne dans un rap bling-bling que de boxer avec les mots et démembrer le hip-hop à coups de beats percussifs.

    A l'origine, RZA avait pourtant d'autres idées en tête : luxuriante, fidèle à l'esthétique des films de kung-fu, ses premières démos ne convainquent toutefois pas Jim Jarmusch. Il faut retravailler la musique, ralentir le rythme, privilégier le silence, les moments disgracieux. RZA comprend alors que « la musique peut être aussi maladroite qu'il le souhaite », se moque d'être perpétuellement en rythme et s'écarte même volontier du rap. 

    Flying Birds, par exemple, pourrait figurer sur une compilation ambient éditée par Warp, tandis que Untitled #12 (Free Jazz) puise sa grammaire dans les disques d'Ornette Coleman ou Cecil Taylor. « Il avait effectivement tout en tête, le rythme, les mouvements du film, expliquait Jim Jarmusch à Libération. RZA considérait que l’esprit du film était en lui. La musique en est sortie naturellement. »

    Au bout du compte, tout se passe comme si le New-Yorkais composait là l'oraison funèbre de l'âge d'or du Wu Tang, désormais éclaté, rongé par les conflits internes. Une période de turbulence au sein de laquelle RZA donne l’impression de sortir grandi : grâce à cette première expérience au cinéma, il plaît désormais au-delà du hip-hop et se rapproche d'autres artistes (Björk, System Of A Down, Yoko Ono). Et dire que tout cela ne se serait jamais produit si, en 1997, RZA n'avait pas écouté les conseils de Quincy Jones qui l'incitait à s'essayer à la musique de film...

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