2021 M04 14
Londres est le centre névralgique de la musique anglaise. Manchester regroupe les génies prolétaires du pays. Glasgow ? Les têtes brulées. Mais à Sheffield, ville industrielle surnommée « Steel City » en référence aux usines de production d’acier, on y trouve parmi les artistes les plus en avance sur leur temps : Joe Cocker, Pulp, The Human League, les Arctic Monkeys ou encore Cabaret Voltaire. Rock, électro, synth-pop, britpop ou rock revival, les artistes de Sheffield ont marqué toutes les générations, tous les styles, et ont influencé la musique à travers la planète.
Mais son statut musical a toujours été minimisé par rapport à ces trois autres villes de Grande-Bretagne. « Sheffield est une ville industrielle qui a parfois été rabaissée par d’autres villes voisines, comme Manchester ou Leeds, sur des sujets comme l’art ou le commerce, avance Sam Ward, journaliste pour le journal local Sheffield Herald. Quand il s’agit de musique, on sait pourtant qu’on peut difficilement rivaliser avec nous puisque la ville a produite des groupes marquants à chaque génération. Mais d’une manière, je crois qu’on aime bien être oublié par le reste du monde : c’est presque comme si c’était notre petit secret à nous. »
Pourtant, ce que Sheffield a fait pour la musique n’a rien de secret. Joe Cocker, présent sur scène lors du festival Woodstock en 1969, a dominé une partie des sixties (on remet You Are So Beautiful, comme ça vous l’avez dans la tête pour la journée). À la fin des années 70, le heavy metal de Def Leppard débarque pour prendre l’Angleterre par surprise (le groupe est probablement la formation de Sheffield qui a vendu le plus de disque dans le monde) et les expérimentations sonores de Cabaret Voltaire vont donner naissance à la synth-pop électronique. Le groupe de Richard H. Kirk, qui fait ce qu’on appelle de la « musique industrielle » en reproduisant le bruit des aciéries de la ville, connaît une première identité musicale qui s’inspire grandement de son environnement working-class.
Arrive ensuite la relève : The Human League, qui se définissait comme le groupe le plus punk de la ville (« on se faisait même pas chier à apprendre trois accords à la guitare, on utilisait juste un doigt sur un synthé, c’est tout », raconte le groupe dans cette vidéo). ABC, qui voulait tuer le rock, l’électro industrielle de Clock DVA ou encore Heaven 17 (formé par d’anciens membres de The Human League). L’utilisation des synthétiseurs et des machines dans une ville industrielle et froide est intéressant à analyser. Comme si ces nouvelles technologies et l’envie de créer le son du futur pouvait rendre la vie moins dure dans cette ville où tout semble figé, et où le modernisme n’existait pas.
En surfant sur cette vague électronique, trois mecs qui bossent chez un disquaire de la ville décident de fonder un label. Steve Beckett, Rob Mitchell et Robert Gordon lancent alors Warp Records, qui se spécialise dans les musiques électroniques. À ce moment-là, à la fin des années 80, la ville possède plusieurs salles de concert et lieux où l’art est mis en avant. « Il y avait The Boardwalk, qui a défendu la musique émergente à partir des années 60. Les Clash, d'AC/DC ou encore les Sex Pistols sont venus jouer ici, liste Sam. Le Leadmill, un ancien moulin à farine, a ouvert dans les années 80, coïncidant avec le début de certains de nos groupes les plus célèbres de cette époque. Tout le monde a joué là-bas. C'était d'ailleurs le lieu du tout premier concert de Pulp en 1980. ll y avait aussi le club Niche qui était extrêmement populaire dans les années 90 jusqu'à sa fermeture en 2005. »
Bref, Warp débute en signant des artistes fusionnant plusieurs styles (funk, EDM, Techno, hip-hop, etc.). Parmi les premiers artistes sur le label, on retrouve d’ailleurs Richard H. Kirk, fondateur de Cabaret Voltaire, au sein du projet Sweet Exorcist. Plus de 30 ans après, le label existe encore et a sorti des albums incroyables (Aphex Twin, Boards of Canada, Autechre, etc.).
Entre temps, un petit groupe de freaks mené par Jarvis Cocker, 15 ans, s’est formé en 1978 : Pulp. La formation connaîtra véritablement le succès en 1994 avec son quatrième album « His 'n' Hers ». La formation est associée au mouvement Britpop et devient l’un des groupes phares de Grande-Bretagne. Et Jarvis Cocker l’un des songwriters les plus talentueux de sa génération, (Common People, Disco 2000, Help The Aged), maniant les mots pour décrire les problèmes de classe sociales, de relations foireuses ou des personnes âgées dans les hospices.
Un musicien local, membre durant un temps de Pulp mais aussi de Longpigs, est aussi devenu une icône de la ville : Richard Hawley. Un mec qui « non seulement nomme volontairement ses albums d'après certains des monuments les plus emblématiques de la ville (tels que « Coles Corner » et « Hollow Meadows »), mais vit toujours à Sheffield », précise Sam. Un attachement à sa ville natale qui se ressent jusque dans la musique, donc.
Si la dernière énorme sensation de la ville se nomme Arctic Monkeys (pas besoin de revenir sur leur carrière, si ?), Sheffield « attend le prochain grand artiste qui pourrait exploser », raconte Sam. Si quelques noms ont émergé (The Seamonsters, Otis Mensah, Jackie Moonbather), la Steel City ronge pour le moment son frein. Mais vu son passé musical, ce n’est qu’une question de temps.